Chapitre 1

 

1er juillet 2034

 

 

 

 

 

Hôtel Astoria, Grèce – 1er juillet 2034 – 14h55

 

 

La saison était chaude, même pour la capitale grecque qui pourtant en avait vu bien d’autres. Les clients de l’hôtel avaient d’ailleurs décrété que la climatisation du lieu était un outil de première nécessité et qu’il serait bien mal aisé de s’en passer. Le palace était donc assiégé par les touristes bien trop contents de profiter de l’air frais, de la piscine et de ses autres multiples atouts pour vouloir plutôt visiter les richesses de la ville.

Mais un tel engouement, même s’il était parfaitement justifié, incluait également que le personnel était totalement débordé. Les demandes des clients ne cessaient de fuser de part et d’autres de la somptueuse bâtisse et il n’était pas rare de voir un serveur ou un jeune groom courir à vive allure sur les pierres marbrées, évitant souvent de justesse quelque glissade à l’issue fatale.

Dans les cuisines, le chef hurlait ses ordres plutôt qu’il ne les énonçait, mais le pauvre avait fort à faire : L’heure du diner approchait et il y avait le gala du lendemain qu’il fallait commencer à préparer.

 

Cette année, et pour la première fois en Grèce, Athènes accueillait un grand prix de Formule 1. Une immense piste avait ainsi été bâtie dans la ville même, à proximité de l’océan. Cette localisation extraordinaire avait rapidement fait des curieux qui, même s’ils n’étaient pas forcément férus de sport automobile, avaient bien envie de contempler le cadre idyllique où aller se dérouler l’attraction  de l’année. D’ailleurs on pouvait même apercevoir l’Acropole. 

Les stars du moment avaient alors décidé de faire le déplacement, accompagnées bien entendu par certains des plus grands businessmen du moment qui ne voulaient pas rater un tel évènement. Le gouvernement grec, toujours à l’affut de bonnes affaires, avait souhaité profiter de l’occasion pour mettre en œuvre un gala de charité. Non seulement cela augmenterait encore les emplois, même si seulement de façon temporaire, mais cela permettrait de renforcer l’image de la ville au niveau mondial.

Le lieu avait été difficile à trouver, car la concurrence était rude. Mais finalement le choix s’était  porté sur l’hôtel Astoria, un  palace cinq étoiles dont la réputation n’était plus à faire. Et puis le charisme de sa gérante apporterait également un atout non négligeable à cette campagne de promotion.

 

Noora était enchantée de sa victoire mais la somme de travail que cela lui demandait, ainsi qu’à ses employés, était nettement à la hauteur de l’évènement. D’ailleurs, l’ensemble de son personnel semblait littéralement sur les rotules et c’était avec hâte qu’ils attendaient la fin de toutes ces festivités.

 

Un serveur à peine sortit de l’adolescence, grand et quelque peu dégingandé, manqua d’ailleurs de la percuter lors de son entrée dans le hall de l’hôtel. Il s’excusa rapidement, rouge de honte, et reparti bien vite la tête basse. Malgré son évidente beauté, Noora n’en restait pas moins une gérante sévère qui avait su s’imposer auprès de ses employés.

 

-          Mademoiselle Andries. 

 

La voix sombre la tira brusquement de ses pensées et elle se retourna pour aviser un homme d’une cinquantaine d’années dont les cheveux noirs de geai étaient impeccablement plaqués en arrière. John Stirling travaillait avec son père même avant sa naissance et c’était aussi grâce à son aide précieuse qu’elle était parvenue à faire prospérer son héritage de la sorte.

 

 Dardant sur elle un regard noir et froid qui lui était familier, Stirling fit un léger mouvement de tête vers l’imposante porte qui conduisait à l’aile du palace réservée au service.

 

- Une personne qui n’a pas souhaité décliner son identité, demande à vous parler par téléphone. J’ai pensé faire transférer cet appel dans votre bureau à moins, bien sûr, que vous n’ayez d’autres exigences… 

 

Il eut un léger mouvement d’épaules pour appuyer ses dires. Son attitude semblait légèrement hautaine, comme s’il se considérait comme un égal mais restait néanmoins parfaitement respectueux de l’étiquette. Pourtant Noora savait qu’il n’y avait rien de cela et même s’il était évident que Stirling exécrait le contact humain, il n’en restait pas moins un excellent gérant dont elle n’avait aucune envie de se séparer…

 

 

Noora Andries

 

Calant une mèche bouclée derrière son oreille, Noora plissa légèrement les yeux avant d'esquisser un petit rictus.

Stirling, ce cher ami... Quand elle était plus jeune, l'homme lui faisait froid dans le dos, et chacune des ses apparitions, lesquelles s'avéraient être toujours impromptues, lui hérissaient jusqu'au moindre petit poil. Certes, avec le temps et un certain recul, la jeune femme avait appris à connaître cet être froid et quelque peu distant, refrénant jusqu'à la source l'étrange, et pourtant compréhensible, aversion qu'il suscitait en elle.

Il était pourtant évident que si à présent Noora appréciait l'homme, c'était avant tout parce que ses compétences en hôtellerie et en gestion frisaient avec insolence la perfection. Elle s'en était rendu compte rapidement, bien qu'au départ il fut maintenu en poste uniquement en raison de son amitié avec son défunt père. Elle était, par la suite, parvenue à la conclusion qu'il lui serait tout bonnement impossible de se séparer de lui, son outrageuse perfection la soulageant d'un poids incommensurable dans la conduite de ses affaires.

Les années passant, elle avait même fini par s'attacher à lui, préservant ce qu'elle appelait faute de mieux leur entente cordiale. Bref, Stirling faisait parti des murs et bien mal lui en prendrait si elle venait un jour à vouloir se passer de ses précieux services.

Elle darda un instant son regard clair sur l'agitation qui couvait dans le hall, extrapolant quelques secondes sur la quantité de travail qu'il restait encore à fournir pour être fin prêt avant le gala. La conclusion la fit grimacer. Ce coup de fil tombait vraiment mal, additionné à cela, l'anonymat du demandeur la mettant quelque peu mal à l'aise. Cependant, il lui semblait avoir une vague idée sur l'identité de la personne à laquelle Stirling faisait référence.

-           Vous avez bien fait. » Lui répondit-elle en lui adressant un regard d'assentiment.  Je vais prendre l'appel immédiatement. »Acheva-t-elle en se dirigeant vers la partie réservée au personnel.

La jeune femme poussa la porte qui menait à la zone privée, frôlant une gouvernante alors qu'elle remontait le couloir marbré jusqu'à son bureau. Elle en déverrouilla la porte et s'installa dans le fauteuil de cuir qui trônait derrière un immense bureau de merisier rouge.

Avec le temps, elle ne faisait plus guère attention à l'aménagement savamment orchestrée de la pièce. Son père l'avait aménagé selon ses propres goûts, mariant avec un art certain les meubles de bois ancien et la décoration art-déco qu'il affectionnait tant. De larges fenêtres, dont quelques unes étaient ornées de vitraux des années 20, conféraient à l'endroit une luminosité toute particulière, tout en préservant ses occupants de l'aveuglement. Des plantes en pot de différentes espèces étaient disposées ça et là, avec pour effet recherché d'apaiser ceux qui se retrouvaient ici.

Noora se saisit du téléphone, enfonça une touche pour prendre l'appel et posa le combiné sur son oreille. La tonalité de la voix qui s'exprima aussitôt lui donna raison d'avoir opté pour la confidentialité, plutôt que d'avoir choisi le haut-parleur.

Après quelques banalités échangées, son visage se fit soudainement sérieux. Une préoccupation toute autre que celle qui l'assaillait quand aux préparatifs de la soirée crispa ses traits délicats et l'échange se fit soudain plus tendu et inquiet. Plusieurs fois, elle demanda à son interlocuteur de répéter, quémandant des détails qu'il paraissait bien en peine de lui donner. Quelques minutes plus tard, la conversation s'acheva et la gérante raccrocha, demeurant interdite.

Voilà qui allait sensiblement compliquer les choses.

Un quelconque observateur n'aurait manqué de noter le changement qui s'était opérer en elle. Plus que de l'inquiétude ou du stress, c'était bel et bien de la peur qui filtrait à présent de sa personne, et ce malgré toute la maîtrise dont elle savait habituellement faire preuve. Se mordillant la lèvre, elle se mit à parcourir d'un doigt le répertoire virtuel du téléphone, effleurant les œillets bleutés de l'hologramme pour chercher un numéro.

Une fois trouvé, elle lança l'appel. Ce dernier risquait de réveiller sa correspondante, mais c'était là le cadet de ses soucis. Il semblerait bien qu'à partir de maintenant, les grasses matinées de cette dernière ne deviennent un lointain souvenir.

 

 


New York, Etats Unis - 1er juillet 2034 - 8h00

 

Anchali Siripan

 

Une tasse de thé refroidissait, abandonnée sur un coin de la table en fer forgé. A côté d'elle, une pile de magasines et un ordinateur portable dernier cri sur lequel étaient affiché des photos remplissaient le maigre espace que le meuble offrait. Seul le vrombissement discret de l'appareil troublait le calme de la terrasse.

C'était l'été à Manhattan, et les hordes humaines qui peuplaient d'ordinaire l'endroit avaient depuis longtemps déserté la place, préférant quêter une fraîcheur bienfaitrice en bord de mer. Cette chance n'était malheureusement pas offerte à tous, et certains n'avaient d'autre choix que de rester en ville, subissant par là même, les affres d'un été particulièrement torride.

Le bruit d'une clé tournant dans une serrure tinta légèrement, cristallin. La porte d'entrée de l'appartement s'ouvrit aussitôt et une silhouette chargée de paquet pénétra dans le vaste salon avant de se rendre dans la cuisine ouverte. Elle déposa sur la table un sac de papier beige ainsi qu'un sac à main conséquent et, dans un soupir, se passa la main dans les cheveux, délogeant ainsi quelques mèches éparses d'un noir profond de l'étreinte d'un chignon.

La jeune femme déballa ses achats, deux beignets et un café frappé, dont elle venait de faire l'acquisition au « Starbuck café » installé un peu plus bas dans sa rue. Avec délice, elle mordit dans l'une des gourmandises, émiettant quelques reliquats de pâtisserie sur ses lèvres pleines. Satisfaite, elle se dirigea vers la terrasse, non sans emmener avec elle sa précieuse collation et son téléphone portable, recherché un instant plutôt dans les fin fonds de son bagage.

Anchali s'assit confortablement sur la banquette de métal recouverte de coussins, délogeant les affaires qui jonchaient la table pour y loger sa boisson. Un rapide coup d'œil à l'écran de l'ordinateur lui apprit qu'aucun message urgent n'était arrivé en son absence.

Tant mieux, songea-t-elle en agrémentant un bouchée d'une longue rasade de café glacé. A défaut d'être agréable, au moins l'été avait le mérite de diminuer son habituelle surcharge de travail, lui permettant de savourer pleinement son premier samedi de repos de l'année. Malgré cette parenthèse professionnelle, elle s'était levée de bonne heure, par habitude à n'en pas douter et se félicitait de cet état de fait. Au moins pouvait-elle escompter profiter de la fraîcheur de cette matinée, avant que la chape de plomb qui couvrait la ville depuis plusieurs semaines ne réapparaisse.

Une sonnerie guillerette retentit soudainement.

Ca en était fini de la tranquillité apparemment. Ses yeux dorés s'agrandirent sous la surprise en reconnaissant le numéro qui s'affichait sur l'écran digital et elle décrocha dans la foulée .

- Noora. Il n'est que huit heures du matin ici. » Fit-elle d'un ton faussement empreint d  reproche. La voix chaude de son amie résonna à ses oreilles, dépourvue de la moindre parcelle de bonne humeur qui la caractérisait.

- Désolée. J'ai besoin de toi.

Anchali fronça les sourcils. Quelque chose n'allait pas.

-          Qu'est ce qui se passe ? Des ennuis avec ta liste d'invités, ton chef est malade ou bien l'inspection sanitaire te menace de fermer l'hôtel ? » S'enquit la métisse d'un ton presque ennuyé en grignotant un morceau de beignet.

Elle savait la grecque sous pression depuis deux mois, du fait de l'organisation de l'évènement people de l'année : l'inauguration du premier grand prix de formule 1 en Grèce, et connaissait les difficultés auxquelles la gérante de l'hôtel Astoria était confrontée. Bien que sa nomination comme hôtesse de la soirée de gala suivant la course l'ait emplie de joie et de fierté, les obstacles à la réalisation de cette dernière étaient légion et semblaient aller crescendo. Cet appel n'était sans doute que le reflet de l'anxiété qui devait ronger la jeune femme, qui ne souhaitait que trouver une oreille compatissante en la personne de son amie.

-          C'est bien plus grave que ça. Ça nous concerne tous les quatre. »

La théorie du stress organisationnel venait de prendre du plomb dans l'aile.

-          Noora, dis moi ce qui se passe. » Répondit finalement Anchali, au terme d'une seconde de silence.

-          Je... non, pas au téléphone, c'est trop important. Rejoins-moi à Athènes par le premier avion, je m'occuperais de te loger, les autres aussi. » Argumenta son interlocutrice visiblement inquiète.

Non, pas inquiète, corrigea l'américaine. Anxieuse serait plus juste.

-           Très bien, j'attrape quelques affaires et je me rends à l'aéroport. Je t'appellerais pour te dire à quelle heure mon avion arrive. 

-          Merci. Je dois prévenir les autres. A tout l'heure Anchali.

La grecque raccrocha aussitôt, laissant la brunette dans la confusion la plus totale. Un étrange nœud nouait son estomac, le coup de fil de Noora ayant éveillé en elle des sentiments déplaisants. Que c'était-il donc passé pour qu'elle soit ainsi alarmée ? Quoi se fusse, cela devait être extrêmement grave, et tout au fond d'elle, Anchali pressentait vaguement quel était le sujet source d'angoisse.

La gorge serrée, extrapolant involontairement sur les tenants et les aboutissants, elle se leva de sa confortable retraite et commença ses préparatifs pour le voyage. Un tour dans son dressing et dix minutes plus tard, sa valise était faite. Elle appela pour passer commande d'un taxi et passa le quart d'heure d'attente à ranger ses affaires et à prévoir les papiers nécessaires à son périple. Outre le passeport, elle pris avec elle sa carte de presse. Cette dernière avait le mérite de lui ouvrir bien des portes et si d'aventure elle devait participer au gala, l'opportunité de sa présence ne serait guère remise en cause du fait de son appartenance journalistique.

Le taxi arriva enfin et le temps de boucler son domicile, la jeune s'installa à l'arrière, indiquant au chauffeur l'aéroport Kennedy. Le véhicule jaune ne mit qu'une grosse demi heure pour y parvenir et déposa Anchali aux portes des halls d'embarquement.

Après une brève attente au comptoir de la compagnie aérienne grecque, durant laquelle l'anxiété ne cessa d'affermir son emprise sur ses entrailles, elle acheta un billet pour le premier vol en partance pour la capitale Grecque. Par chance, ce dernier décollerait à 10h13, lui laissant amplement le temps de faire enregistrer ses bagages. Elle enchaina aussitôt avec les formalités d'usage, pensant au dernier moment à envoyer un mail à Noora pour la prévenir de son horaire d'arrivée. Elle lui précisa également qu'elle louerait une voiture à l'aéroport, ayant depuis toujours préféré conserver une certaine indépendance dans ses déplacements à l'étranger.

Et puis, ce n'était pas comme si elle débarquait en territoire inconnu !

L'heure de l'embarquement approchait et Anchali communiqua les documents nécessaires à l'hôtesse de l'air qui s'occupait des placements. Comme quelques autres nantis, elle fut alors conduite en classe affaire, non sans avoir satisfait une seconde fois au rituel de l'identification biométrique juste à l'entrée de l'avion.

La seule compensation de ce début de matinée mouvementé était qu'elle n'aurait aucun voisin durant les 8 heures de vol ; le vol étant matinal et les grandes vagues de départ étaient déjà passées. Aussi en profita-t-elle pour prendre ses aises, agençant avec soin les plis de sa courte robe en soie bleue griffée Armani pour éviter de la froisser. Anchali profita du peu de temps qui lui restait pour adresser quelques mails à ses collègues, arguant d'une exclusivité exceptionnelle pour justifier son départ précipité.

Ce n'était pas la première fois que cela lui arrivait, et les articles qu'elle ramenait justifiaient toujours amplement les désagréments que son absence occasionnait. De plus, l'excuse était parfaite. Qui donc viendrait à mettre en cause la présence de la rédactrice en chef de Vanity Fair à la soirée mondaine de l'été ?

Le vol se déroula sans incident, mais les sept heures de décalage horaire avec New York l'éprouvèrent plus qu'elle ne l'aurait cru. Elle débarqua à Elefthérios-Venizélo et le temps de récupérer ses bagages, de louer et entrer en possession de son véhicule de location, elle quitta l'enceinte aéroportuaire vers 20 heures. Fort heureusement, la canicule que subissait l'attique actuellement était estompée par la relative tiédeur du soir et elle pu se permettre d'éteindre la climatisation de la voiture, roulant les fenêtres entrouvertes.

 

 

 


Athènes, Grèce - 1er juillet 2034 – 15h30

 

Constantin Nielopoulos

 

Constantin Nielopoulos, éminent océanographe appartenant à la Fondation Cousteau, terminait dans son bureau un rapport concernant la prolifération de certaines algues dans la mer Égée. Il était rentré la semaine précédente d’une mission de trois semaines destinée à mesurer à quel point la pollution dont Athènes était infestée poussait certains types d’algues à se développer et donc à étouffer en partie le reste du biotope marin naturel de la Méditerranée, y compris les éponges dont il étudiait la population. Les dosages en effet étaient sans appel et la Fondation pourrait tenter de voir avec les autorités grecques pour trouver une solution.

L’odeur des embruns entra par la fenêtre ouverte et le jeune homme soupira d’aise. Il n’aimait pas trop la partie paperasserie de son travail mais, tant qu’il n’était pas loin de la mer, cela ne lui posait pas trop de soucis. Depuis qu’il était tout petit, il avait toujours ressenti cette attirance pour le milieu marin sans savoir vraiment pourquoi, au point de vouloir en faire son métier. Cela ne faisait que peu de temps qu’il était entré à la Fondation, mais c’était là le métier qu’il avait toujours rêvé de faire et il n’était jamais aussi heureux que lorsqu’il naviguait.

Il enregistra son rapport, le relut soigneusement et l’envoya par mail à ses supérieurs avant de se lever et de s’approcher de la fenêtre pour faire une petite pause bien méritée. Les bureaux de la Fondation Cousteau à Athènes donnaient sur le port et il regarda longuement l’étendue bleue devant lui, malheureusement bien trop pillée et abîmée par l’Homme. Son regard bleu-vert était de la couleur de cette eau au calme ressac, et un léger sourire vint ensoleiller son visage mat.

Il étira sa haute taille et passa sa main dans ses cheveux sombres en désordre. Compte tenu de la saison et de sa chaleur étouffante, il ne portait qu’un simple pantalon de coton et une chemisette beige qui mettait en valeur sa peau mate. Heureusement pour lui, il était originaire de la région et supportait relativement aisément cette chaleur sèche.

La sonnerie de son téléphone le tira de sa rêverie. Il revint à son bureau, décrocha et reconnut la voix de sa gouvernante, Athinaï. La vieille dame l’avait élevé et, depuis qu’il avait acheté sa propre maison, elle vivait avec lui et tenait son intérieur.

-          Allô ? Oui, c’est moi… Oui, tout va bien, je rentrerai à l’heure ce soir….euh, je ne sais pas, il ne reste pas de la moussaka d’hier soir ?... Oui, si tu veux… A ce soir, alors ! 

Il raccrocha et eut un léger sourire. Athinaï s’inquiétait toujours de ce qu’il voulait manger, comme lorsqu’il était petit…enfin, il lui passait ce genre de travers, il avait trop d’affection pour elle pour s’appesantir là-dessus. Il se rassit à son bureau, reprit les derniers éléments de dénombrement des éponges qu’il avait reçus et entreprit de remplir son tableau de suivi sur son ordinateur alors qu’un rayon de soleil venait jouer avec le sol de son bureau en y faisant des taches lumineuses…

 

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Constantin rentra chez lui plus tôt qu’il ne l’avait d’abord imaginé. L’air frais de l’océan l’avait aidé à se concentrer et il était parvenu à traiter l’ensemble de la paperasse administrative qui s’était accumulée sur son bureau durant son absence. C’était nettement moins intéressant que ses recherches mais, malheureusement, il était bien obligé de se soumettre à ce genre de tâches.

Le soleil était encore haut dans le ciel lorsqu’il atteignit la clôture de la petite maison qu’il occupait et il ne fut guère surpris de trouver Athinaï afférée dans le jardin. Sa vieille gouvernante semblait couper des herbes, certainement afin de parfumer savoureusement le diner comme elle seule savait le faire. Ses talents de cuisinière n’étaient plus à démontrer et à chaque fois ses plats familiaux même les plus simples avaient de véritables allures de festin. D’ailleurs le jeune océanographe pouvait déjà sentir les délicieux effluves d’une tarte Tatin qui était en train de cuire au four.

Mais en plus d’être un cordon bleu, la petite femme était également terriblement attachante. En fait, elle s’était occupée du jeune homme depuis sa plus tendre enfance, alors que ses parents passaient la majeur partie de leur temps au travail ou bien à leur club de golf ou quelque soirée mondaine. Plus qu’une gouvernante, c’était presqu’une mère pour lui et, de son côté, il savait qu’elle ressentait la même chose. Elle le confortait lorsqu’il allait mal et lui donnait souvent quelques bons conseils, même si elle n’avait jamais osé surpasser son rôle de gouvernante.

Elle l’aperçu alors qu’il remontait la petite allée dallée et accouru vers lui.

-          Monsieur Constantin ! Votre mère a appelé il y a bien quarante minutes mais vous n’étiez déjà plus à votre bureau… » Commença-t-elle avec un ton d’empressement qui inquiéta aussitôt l’océanographe.

Lorsque sa mère téléphonait c’était en général pour annoncer de mauvaises nouvelles.

-          Elle a demandé à ce que vous la rappeliez expressément…

Elle insista sur ce dernier mot, prenant, sans le vouloir, l’intonation exacte qu’avait sans nul doute eut sa mère. Le jeune homme entra dans la demeure et se dirigea aussitôt vers le téléphone. Il connaissait trop bien Adonia Nielopoulos pour ne pas obtempérer dans les plus brefs délais.

Elle décrocha dès la première sonnerie.

-          Ah Constantin, » commença-t-elle d’une voix rapide qui indiquait l’urgence de la situation. « Ton père et moi-même sommes invités à la soirée annuelle des Dimitriou ce soir. Tu te souviens d’eux ? Tu as souvent été invité quand tu étais petit… »

Il y eut une courte pause durant laquelle elle reprit enfin sa respiration mais reprit aussitôt son exposé.

-          Bref, ton père a été appelé de toute urgence à son bureau et tu penses bien que je ne peux en aucun cas me présenter seule. Il faudrait que tu me rejoignes au plus vite à la maison afin que nous ne soyons pas en retard. Voyons, il est déjà plus de dix-huit heures et nous devons y être pour vingt heures. C’est  jouable.  Ah ! Mets ton ensemble en lin, c’est le plus chic que tu ais et il te va très bien…

Evidemment qu’elle trouvait qu’il lui allait bien, c’était elle-même qui l’avait choisi et lui avait offert pour son dernier anniversaire…

-          Je t’attends donc, mais ne tardes pas. » Conclue-t-elle d’un ton qui imposait l’obéissance la plus totale.

Madame Nielopoulos restait fidèle à elle-même…

 

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Le jeune océanographe eut un énorme soupir et souhaita à l’heure même se trouver en mission le plus loin possible, dans la mer de Chine, dans le Pacifique  ou Dieu sait où, mais loin de la Grèce ! Il détestait le penchant jet-setter de sa mère depuis sa plus tendre enfance, où elle l’emmenait partout pour montrer quel bel enfant bien gentil et bien obéissant il était et comme il serait l’héritier rêvé pour l’entreprise de son père. Il avait fait quelque peu mentir ses plans en se tournant vers l’océanographie mais elle ne manquait pas la moindre occasion de l’embarquer dans la moindre réception quand il se trouvait là. Il détestait ces réunions du beau monde où les gens ne pensaient qu’à médire de leurs pairs mais, là, elle ne lui avait pas laissé le choix.

-          Je mangerai en revenant, Athinaï… Encore une réception insipide où l’illustre auteure de mes jours veut que je l’accompagne…», dit-il avec un soupir.

Mais il ajouta avec un sourire :

-          Mais je  boirais volontiers un café avec un morceau de tarte Tatin avant de me soumettre à cette assommante corvée… », dit-il avec un sourire.

Athinaï savait  à quel point son protégé détestait les réceptions du gotha athénien et il était la seule personne à qui il pouvait s’en ouvrir. Sa mère ne l’eût ni écouté, ni compris…

 

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Athinaï eut un sourire plein de compassion. Elle connaissait fort bien le genre de soirée à laquelle le pauvre Constantin était contraint d’aller. Madame Nielopoulos en avait organisé plus d’une chez elle à l’époque où elle travaillait encore pour elle. Elle devait alors gérer à la fois le menu et les serveurs, rédiger les invitations et accueillir les invités. Un travail énorme mais qu’elle appréciait néanmoins car Madame recevait toujours force de compliments sur sa prestation et ne manquait pas ensuite d’en faire part à sa gouvernante.

Pourtant elle savait bien que Constantin les avait en horreur. L’océanographe était un jeune homme aux goûts simples qui préférait nettement la quiétude d’une soirée passée à lire à tout ce strass.

-          Je vais vous servir une part énorme tout de suite, » dit-elle

Elle s’effaça de l’entrée de la cuisine pour le laisser passer et sortit la tarte du four fumant. Elle était plutôt réussie constata-t-elle en étudiant avec soin l’aspect des pommes caramélisées et de la pate moelleuse.

-          Mais je doute fort que vous ayez encore faim en rentrant. En général ce genre de réception propose tout une variété de plats délicieux et ce serait un tort, pour ne pas dire une impolitesse, de ne pas en profiter.

Elle plaça un morceau gigantesque de gâteau encore fumant devant lui accompagnée, bien sûr, d’une tasse de café et entreprit de placer le reste de la tarte dans un plat adéquat.

-          Sans compter que connaissant madame votre mère, vous allez très certainement au beau milieu de la nuit. C’est une chance que vous ne soyez pas attendu à l’institut demain… Je ferais en sorte de ne faire le ménage qu’en bas afin de ne pas vous réveiller…

Tout en discutant, elle avait commencé à laver la vaisselle. Pourtant Constantin n’était pas dupe et avait bien remarqué les coups d’œil réguliers qu’elle lui envoyait de façon à jauger sa réaction quant à la tarte. La gouvernante n’avait pourtant pas de souci à se faire, elle était aussi délicieuse qu’elle en avait l’air.

Mais cet instant précieux fut bien vite fini et s’il ne voulait pas être plus en retard qu’il ne l’était déjà, Constantin devait bien se résigner à se changer et à rejoindre sa mère chez elle. Il se prépara à la hâte et regagna la demeure parentale. Madame Nielopoulos était déjà sur le seuil à l’attendre quand il arriva enfin. Toute endimanchée, elle se tenait droite comme un piquet et son air sévère annonçait déjà à Constantin que la soirée allait être tendue.

-          Tu en as mis du temps. Nous allons être en retard et tu sais à quel point cela me fait horreur, » commença-t-elle sur un ton de reproche.

Elle descendit les degrés du perron d’un pas vif, alors que son chauffeur conduisait la voiture dans l’allée.

-          Les Dimitriou sont une famille respectable et surtout l’une des plus grandes fortunes de Grèce. Les convives de cette soirée sont triés sur le volet et même si nous sommes nettement plus importants que la plupart d’entre, il n’empêche qu’il est indispensable que notre tenue soit impeccable.

Elle s’installa à l’arrière du véhicule et arrêta ses remontrances le temps que Constantin monte à son tour.

-          En tout cas, ce costume te va vraiment bien. Oh, tu sais que la petite fille de Madame Dimitriou sera là ? Sarah, si je me souviens bien. Vous jouiez ensemble certains étés quand vous étiez enfants.

Ils arrivèrent chez leurs hôtes bien trop tôt au goût de Constantin et la voiture était à peine arrêtée que déjà sa mère se précipitait vers l’entrée.

 Ce fut la propriétaire des lieux en personne qui les accueillit, et elle semblait s’entendre à merveille avec madame Nielopoulos.

-          Adonia comme tu es ravissante ! » Dit-elle avec ce ton exagéré que Constantin connaissait par cœur.

Elle se tourna ensuite vers l’océanographe et le détailla des pieds à la tête. Rien dans sa tenue ne semblait pouvoir échapper au radar éprouvé de cette femme et Constantin comprit alors pourquoi les deux femmes s’appréciaient autant : elles étaient faites du même moule.

-          Constantin, tu es un bien beau jeune homme et je suis certaine que tu fais la fierté de ta mère.

Adonia sourit au compliment mais n’élabora pas davantage. Il était temps de rejoindre le hall principal dans lequel se tenait la réception et pour l’océanographe d’affronter sa faune locale…

 


Tulum, Mexique - 1er juillet 2034 - 10h30

 

Joseph Nicaise

 

Le soleil brûlait la plage paradisiaque de ses rayons acerbes. Pourtant, il était de bonne heure et l'astre solaire n'avait pas encore atteint la plénitude de sa chaleur. Malgré l'heure, les touristes commençaient à prendre d'assaut la plage publique, située au nord de la large falaise de basalte sombre qui supportait la résidence hôtelière. Sans doute préféraient-ils profiter de cette relative douceur avant que la canicule ne frappe la riviera maya de plein fouet, obligeant les autochtones et les occupants temporaires à se mettre au frais.

Un homme regardait sans vraiment le voir ce petit rituel. Son regard, caché par les verres polis de ses lunettes de soleil dernier cri, dardait son attention sur les flots réguliers de la mer des caraïbes qui s'échouaient contre la grève. Entre ses mains, il faisait tourner et re-tourner un téléphone portable, visiblement en proie à une intense réflexion. Finalement, après avoir trituré l'appareil pendant une dizaine de minutes, il le posa avec délicatesse sur une table basse à proximité, et saisit dans le même mouvement un verre empli d'un cocktail coloré.

Un soupir las fila entre ses lèvres charnus et il bu une grande gorgée de la boisson, s'abimant dans la contemplation de l'Eden sur lequel il avait jeté son dévolu pour ses vacances. Cela faisait à peine une semaine qu'il profitait de l'océan turquoise et de tout le luxueux confort de son hôtel cinq étoiles. Entre la plage privée où il avait présentement élu domicile, les bars et les activités tel que la balnéothérapie et autre formules de bien être, il n'avait presque plus de temps libre...

Dire qu'il allait devoir renoncer à ce paradis, sans même avoir eu le temps de visiter les superbes ruines de Tulum !

Joseph en était presque malade. Mais hélas, le devoir l'appelait et il ne serait pas dit qu'il s'y déroberait. Il termina son verre et s'extirpa de la chaise longue avant de rentrer à l'hôtel, offrant quelques sourires aux nymphes qu'il croisait sur sa route.

Ah ça aussi, ça allait lui manquer, songea-t-il en admirant les courbes plantureuses d'une Latina qui se rendait visiblement à la plage. Peut être qu'avec un peu de chance, il rencontrerait pareille merveille à Athènes.

Aussitôt parvenu dans le hall frais de l'établissement, il annula sa réservation et demanda au réceptionniste de lui réserver une place sur le prochain vol à destination de la Grèce. A vue de nez, il en serait quitte pour une escale, vu que les liaisons Mexique - Grèce n'étaient pas légion, mais il était important qu'il arrive le plus rapidement possible.

Assuré que ses consignes seraient exécutées, il monta dans sa chambre et prépara ses valises, ne ressortant que deux heures plus tard pour se rendre à l'aéroport, le commis lui ayant dégoté in extremis, l'ultime billet en partance pour sa nouvelle destination.

A lui la Grèce, les vieux souvenirs et les ennuis en perspective…

 


Londres, Angleterre - 1er juillet 2034 – 16h20

 

Nathan Meyers

 

Le jeune homme reposa le combiné sur sa base et eut un soupir. Les portes de son bureau étaient closes, mais il apercevait les silhouettes sombres qui patientaient dans la salle d’attente à travers les vitres opaques. Combien lui restait-il encore de patients pour la journée ? Cinq ? Plus ? Peu importait, il devait partir immédiatement. Si les soupçons de Noora n’avaient ne serait-ce qu’une once de vérité, alors ils étaient tous en danger.

Noora… Il n’avait pas revu la jeune femme depuis des années et à vrai dire, même si elle était plus qu’une sœur pour lui, il préférait que les choses en soient ainsi. D’ordinaire les circonstances de leurs réunions, tous les quatre, étaient dues à l’émergence d’une nouvelle guerre sainte.

En serait-il de même cette fois-ci encore ? Son cœur se serra à l’idée d’une telle éventualité. Combien y’aurait-il de morts cette fois ? Dans leur propre camp mais aussi parmi les civils, ces habitants de la planète Terre qu’ils s’étaient tous juré de défendre jusqu’à leur dernier souffle, et même au-delà…

Et qui serait leur ennemi ? Un dieu ou un simple chevalier aux rêves de gloire ? L’un comme l’autre pouvait s’avérer être une menace extrêmement sévère… Mais avec de la chance, ce ne serait pas le cas. Un simple mortel un peu trop curieux…

Il secoua la tête dans le but vain de se rafraichir les idées. De longues boucles brunes retombèrent sur son front et il les remit en place d’un geste sec. Assez de réfléchir à toutes les éventualités possibles ! Il devait agir. Noora les attendait le plus rapidement possible en Grèce et avec les départs massifs en vacances, il n’était pas prêt d’obtenir une place sur un vol…

A moins que…

Une idée germa dans son esprit et un léger sourire emprunt de fierté apparu sur ses lèvres fines. Il se redressa d’un bond et sortit de la pièce. Mme Bennett se leva alors de la chaise qu’elle occupait dans la salle d’attente dès qu’elle l’aperçu et se rua littéralement sur lui.

-          Oh docteur Meyers, vous ne devinerez jamais le rêve qui m’est apparu cette nuit ! Je suis venue dès que j’ai pu et Bridget m’a dit que vous pourriez sans doute me trouver un petit créneau entre deux rendez-vous…

Nathan se mordit les lèvres et se retint avec peine de prononcer quelques paroles malheureuses à l’attention de la femme. Mme Bennett n’avait pas de maladie mentale à proprement parlé, mais souhaitait simplement accaparer  autant d’attention que possible. Un aspect que le jeune homme tentait de lui faire expliquer mais qui, dans l’immédiat, était particulièrement inconvenante. 

Derrière la patiente, Bridget levait les yeux au ciel. Le message était clair : jamais sa secrétaire n’avait eut de telles propos mais Mme Bennet s’était sans doute dit que, présentée de la sorte, sa requête trouverait l’approbation du docteur.

-          Je suis désolé Madame Bennett, commença-t-il d’une voix lente et posée. Mais je vais malheureusement devoir m’absenter dès maintenant pour une urgence

Elle prit un air catastrophé mais déjà il s’était rapproché de sa secrétaire.

-          Annulez tous mes rendez-vous de la journée et ceux de la semaine prochaine, je dois partir le plus tôt possible et je ne sais pas encore quand est-ce que je serais en mesure de rentrer… Ah, et il me faudrait également le numéro de Monsieur Farmer

Le visage bien trop maquillé de Bridget indiquait la même stupeur que celui de sa patiente, mais elle obtempéra néanmoins.

-          Voilà et, euh… Est-ce que je dois venir quand même lundi ? » Demanda-t-elle timidement.

-          Non, ce n’est pas la peine mais vous serez payée bien entendu.

Bridget ne comprenait toujours pas vraiment ce qu’il se passait mais ça lui était désormais bien égal. Nathan se tourna vers ses autres patients qui affichaient tous le même air de curiosité.

-          Je suis vraiment désolé, mais comme je l’ai expliqué à Mme Bennett, je vais devoir annuler tous mes rendez-vous de la journée. Je vous laisse voir avec ma secrétaire pour choisir une autre date…

Il s’en voulait de délaisser ainsi sa clientèle, mais malheureusement sa mission était autrement prioritaire. Il revint dans son bureau et composa rapidement le numéro qui Bridget lui avait donné. M Farmer était un patient régulier qui travaillait pour la compagnie Fly. Il parvenait toujours à obtenir des billets à la dernière minute pour des sommes dérisoires et lui avait déjà proposé d’en profiter. Il fallait dire que Nathan lui avait plus d’une fois rendu service et qu’un petit retour serait très utile compte tenu de sa situation actuelle.

Effectivement Farmer fut ravi de pouvoir l’aider et en moins de dix minutes, Nathan se vit muni d’un billet première classe en destination même d’Athènes pour le lendemain matin. Finalement, les choses commençaient sur des bonnes bases. Il espérait seulement, que la chance continuerait à lui sourire…

 


Athènes, Grèce - 1er juillet 2034 – 17h50

 

Sarah Morgan

 

Etirant voluptueusement ses jambes effilées sur le confortable fauteuil de relaxation, Sarah se cambra légèrement en appréciant le contact du daim sur sa peau. La pièce était savamment ombragée grâce à des stores vénitiens, lui conférant ainsi une fraicheur nettement appréciable. De toute manière, elle pouvait toujours allumer la climatisation si elle ne se sentait pas suffisamment à l’aise…

 

Une jeune femme en tenue de serveuse traversa soudain la véranda d’un pas empressé avant de réapparaitre, seulement quelques secondes plus tard, les bras chargés d’un lourd plateau rempli de coupes à champagne.

 

Adressant un coup d’œil distrait à l’horloge murale, Sarah nota qu’il était déjà plus de dix-huit heures. La réception n’allait pas tarder à débuter et elle n’était pas encore changée. Deux heures devraient être suffisantes cependant, car le soleil grec avait agréablement doré sa peau, cachant ainsi les quelques rares imperfections qui auraient pu la recouvrir. Elle releva son épaisse masse de cheveux blonds et l’attacha négligemment avec une pince. Première étape de ses préparatifs : un bon bain. L’eau chaude la relaxerait davantage et la mettrait dans de bonnes dispositions  pour la soirée.  Elle comptait bien faire bonne figure car, même si elle était plus qu’habituée à évoluer en société, cela faisait bien longtemps qu’elle n’était pas venue en Grèce et elle comptait bien impressionner les invités qui l’avaient connue petite.

Elle se releva souplement et se dirigea vers l’escalier principal de l’immense villa. En traversant le hall, elle remarqua d’autres serveurs qui paraissaient tout aussi empressés que la demoiselle de la véranda. Il semblait bien que les préparatifs aient prit un peu de retard, d’ailleurs la voix forte de sa grand-mère, en provenance directe de la cuisine, confirma son intuition.

 

- Qu’est-ce qu’il se passe giagia ? » Demanda-t-elle en entrant timidement dans la pièce bondée de chefs traiteurs et commis.

 

La femme à laquelle elle s’adressait interrompit aussitôt sa discussion, ou pour être plus honnête son monologue incendiaire, avec l’organisateur de la réception pour se tourner vers elle.

 

-          Il se passe qu’ils n’ont pas prévu suffisamment de personnel ! Soi-disant qu’ils ont eut des démissions massives à cause d’un plan social, tu le crois ça ? Je me fiche éperdument de leur plan social, ce que je veux, moi, c’est que ma soirée soit parfaite !

 

Elle se tourna d’un quart de tour sec vers son précédent interlocuteur.

 

-          Vous avez entendu ? Parfaite ! Je ne me contente pas d’un  à peu près. Mes convives sont des personnes de goût qui ont l’habitude d’être reçus avec le luxe qu’ils méritent et, ayant fait appel à vous plutôt qu’à votre concurrent direct, je pense que c’est le minimum que vous puissiez faire.

 

Son vis-à-vis affichait une expression presque désespérée.

 

-          Mais madame, je vous assure que nous faisons de notre mieux… » Plaida-t-il d’un ton suppliant.

 

-          Oh arrêtez vos jérémiades et débrouillez-vous ! Embauchez votre famille si vous voulez, mais trouvez-moi suffisamment de serveurs !

 

Et sur ces dernières paroles elle sortit de la cuisine, accompagnée de sa petite fille.

 

-          Je te jure que c’est bien la dernière fois que je fais appel à eux… » Murmura-t-elle alors qu’elles s’éloignaient dans le hall.

 

Le pauvre organisateur était resté planté sur place, les bras balans avec la même expression de désarrois le plus totale. Autour de lui, le reste de son équipe continuait de s’afférer comme un essaim compact. Finalement, il sortit de sa torpeur et regagna l’entrée de l’imposante résidence. Descendant lentement les marches du perron, il sortit son téléphone portable et composa rapidement un numéro.

 

-          Oui c’est moi. Ecoute on s’en sort pas ici… Il faut absolument que tu me trouves du personnel supplémentaire. On va perdre l’affaire sinon. 

 

 

 

 

Mary Connor

 

 

-          Dis, monsieur. Si tu m'engage, moi, je commence maintenant.

 

Une adolescente se tenait sur sa gauche, tentant discrètement de se rendre plus grande. Elle s'était déplacée si silencieusement qu'il ne l'avait pas entendue approcher. La gamine s'exprimait dans un grec plus qu'hésitant mais compréhensible en dehors d'un accent à couper au couteau.

 

Mary afficha un sourire avenant sur son visage. Elle avait faim et elle n'avait plus un sou sur elle. En plus, avec un peu de chance, elle serait logée sur place... Elle avait débarqué d'un camion quelques heures auparavant et avait profité des douches d'une piscine publique pour se rendre présentable. Le destin avait voulu que quelques années auparavant, elle apprenne les rudiments de la langue locale et cela avait sérieusement joué sur le choix de sa dernière destination. Elle parlait – mal – plusieurs langues comme le français, le grec ou même l'allemand mais cela lui permettait en général de trouver facilement un petit job de saisonnière ou, en l'occurrence, de serveuse.

 

-          Je suis Mary. Je porte plateaux, suis polie. J'épluche et fais la plonge, si tu veux.

 

Bien sûr, l'homme pouvait décider de l'ignorer, voire même d'alerter les autorités qui verraient certainement en elle une fugueuse. Et ils n'auraient pas tort. Cependant, l'organisateur semblait à bout de nerf et presque désespéré. La jeune fille croisa les doigts dans son dos pour se porter chance.

 

-          Je prends pas beaucoup et je commence maintenant ?

 

 

Sarah Morgan

 

Oscar Galiphanakis avait toujours aimé être son propre patron. Les premières années de sa vie professionnelle durant lesquelles il était simple commis chez un traiteur renommé, avaient été amplement suffisantes pour lui démontrer à quel point le rapport de force qu’il existait entre un employeur et son employé n’était pas fait pour lui.

 

Cela faisait maintenant près de dix ans qu’il avait monté sa propre boite. A bientôt 40 ans et le cheveu déjà grisonnant, il espérait en avoir fini des galères. Pourtant les affaires n’étaient pas si florissantes qu’il le laissait croire à sa femme. La hausse des charges et des dépenses imprévues l’avaient pratiquement mis dans le rouge et il avait été contraint d’élaborer un plan social.

Une bien mauvaise idée, car bon nombre de ses employés s’était aussitôt mis en grève et il était désormais sur le point de perdre en plus un gros client.

 

Alors lorsque cette gamine, l’air un peu pouilleux et surtout carrément paumé, lui avait proposé ses services, il ne l’avait pas renvoyée tout de suite. Elle était mineure, étrangère – probablement même une émigrée clandestine – et piquerait certainement dans les petits fours afin de se caler l’estomac, son apparence chétive indiquant clairement qu’elle ne se nourrissait pas suffisamment.

Oui, mais même si son épouse avait accepté de le rejoindre avec des amies à elle, il n’en restait pas moins que deux mains supplémentaires seraient sans doute une aide qu’il ne pouvait pas se permettre de refuser.

Le choix était cornélien. Il imaginait mal les services de l’immigration débarquer chez Mme Dimitriou pour recenser ses employés, mais en même temps il savait parfaitement qu’en engageant la petite, il bafouait la loi de la plus belle manière.

 

-          Ca veut dire quoi pas beaucoup ? » Dit-il à l’adolescente en la scrutant du regard. « Tu es petite, tu ne pourras pas porter des plateaux bien lourds et en plus tu ne parles pas bien notre langue… »

 

La gosse n’avait pas bonne mine et une fois encore il se demanda depuis combien de temps elle n’avait pas mangé un repas correct. Il pensa alors à sa propre fille, Eliana qui allait bientôt fêter son cinquième anniversaire. Qu’était-il arrivé à cette pauvre gosse pour qu’elle finisse ainsi ? Quels malheurs avaient hanté sa courte vie ? Eliana… Peut-être qu’un jour elle aussi errerait à travers les rues à la recherche d’un peu d’argent, proposant ses services au premier venu avant de tomber entre les mains d’un proxénète…

 

-          Bon d’accord, » dit-il avec un soupir plein de lassitude. « Je ne te paierais pas autant que mes autres employés car tu es plus petite, mais tu auras un repas chaud avant le service. Ca te va ? »

 

Evidemment la gamine ne se fit pas prier davantage et l’accompagna dans la résidence. Oscar en profita pour l’observer d’un peu plus près. Au moins n’avait-elle pas l’air trop sale et avec une tenue adéquate, elle pourrait même devenir une serveuse assez mignonne.

 

Il la conduisit dans la pièce qui faisait office de vestiaire pour le personnel et la laissa passer un uniforme taille XXS. Le résultat fut relativement bluffant. Habillée de la sorte, la petite n’avait plus rien de la petite miséreuse qu’il avait récupérée sur le seuil de la résidence Dimitriou. C’était désormais une adolescente gracile, dont les traits fins étaient harmonieusement mis en valeur par un petit chignon dressé tout en haut de son crâne. Peut-être qu’ainsi les convives prêteraient pas trop d’attention à son accent déplacé, mais seraient plutôt charmés par sa séduisante figure.

 

-          Tu es jolie, dit-il conscient que c’était là presqu’un euphémisme. Mais je vais te présenter à Myriam. C’est elle qui dirige les serveurs et qui te dira ce que tu dois faire. Ah et je voudrais que tu évites de trop parler avec les invités, qu’on ne voit pas que tu es étrangère… 

 

Il l’étudia du regard, inquiet de savoir jusqu’à quel point elle était capable de le comprendre.

 

-          Bon, attends-moi ici… 

 

Il partit à la recherche de Myriam, laissant l’enfant seule au milieu du hall. Elle entendit bientôt des bruits de pas et remarqua deux femmes qui descendaient l’escalier immense qui trônait au milieu de la vaste pièce. La plus âgée était une belle femme brune dans le plus pure style grec, quand à sa cadette, sa fille si l’on en croyait la ressemblance de leurs traits, c’était une jeune fille aux longs cheveux dorés et aux yeux de la même couleur. Il irradiait de cette dernière une présence comme Mary n’en avait jamais connue. Une sorte d’aura qui semblait écraser toute autre personne par son intensité, mais surtout Mary avait l’impression de la connaitre…

 

-          Je me fiche bien de ce que peux dire Shirley, disait justement cette dernière dans un anglais emprunt d’un accent américain. Cette nouvelle collection est réac, c’est un fait. 

 

Elles atteignirent la dernière marche de concert et  Mary croisa alors le regard de la jeune femme. Leurs yeux se fixèrent pendant un instant qui sembla s’éterniser et la sensation qu’avait eu l’adolescente en l’apercevant de loin, n’en fut que renforcée.

 

-          Tiens, l’organisateur emploie même des enfants maintenant ? » Demanda la troublante créature à la femme qui l’accompagnait.

 

Son regard velouté se plissa légèrement et elle s’avança vers Mary. L’enfant ne lui était pas étrangère, pourtant elle ne parvenait pas à se remémorer dans quelles circonstances elle l’avait rencontrée. Etait-ce ici lors d’une précédente réception ? C’était peu probable, elle ne se rappelait pas avoir jamais vu une enfant servir lors de l’un des diners auxquels elle avait assisté cet été là et c’était la première fois depuis des années qu’elle venait en Grèce.

 

C’était vraiment étrange et d’ailleurs la gamine semblait avoir la même réaction.

 

-          On se connait ? » Demanda-t-elle finalement de but en blanc en langue grecque.

 

 

 

 

 

 

Mary Connor

 

 

Si Mary avait tenu un plateau entre ses mains, elle l'aurait certainement laissé choir en apercevant la jeune femme. Seigneur ! Elle la connaissait !

...

Elle la connaissait et pourtant, elle ne l'avait jamais rencontrée. L'espace d'un instant, elle avait été sur le point de l'appeler par un nom qui était remonté à toute vitesse des tréfonds de sa mémoire mais le souvenir s'était estompé brutalement. Elle n'était pas parvenue à se rappeler ce qui lui avait pourtant semblé important. Même la condescendance affichée de l'inconnue lui semblait familière ! Se sentant soudain perdue, Mary releva son petit menton avec arrogance. Elle n'avait jamais courbé la nuque devant quiconque et un travail honnête n'avait rien de dégradant !

-          Je ne sais pas, » commença-t-elle dans un grec hésitant.

Oh et puis zut ! Après tout, elle avait entendu sa conversation précédente...

-          Peut-être au dernier gala de charité pour les orphelins de Glasgow, » affirma-t-elle avec insolence en passant à l'anglais, son riche accent écossais reprenant le dessus.

Puis, se rappelant que sa place déjà précaire était sans doute en jeu, elle ajouta d'un air faussement contrit :

-          Madame... Je suis là pour la réception.

Bon sang ! Elle avait besoin de ce travail. Restait plus qu'à espérer que sa langue trop vive n'allait pas le lui coûter...

 

 

 

Sarah Morgan

 

Sarah haussa un sourcil dubitatif. Tout d’abord étonnée que la jeune fille ne soit pas grecque mais apparemment écossaise - de toute façon, quelle autre nationalité pouvait bien avoir un accent aussi incompréhensible ? - elle s’était ensuite concentrée sur ces paroles afin de découvrir enfin, où elle avait bien pu l’avoir vue.

-          Les orphelins de Glasgow ?

Elle eut une petite moue désapprobatrice comme si l’idée même de ce genre de réception la répugnait.

-          Non vraiment, je ne pense pas. » Répondit-elle avec un petit sourire quelque peu dédaigneux.

Puis croisant le regard de la demoiselle, elle se contenta d’ajouter,

-          Je ne suis jamais allée en Ecosse.

Où pouvait-elle bien avoir rencontrée cette gamine ? Elle avait toujours évolué dans un univers select, donc ce n’était certainement pas dans un lieu qu’elle était habituée à fréquenter. Oui, il fallait bien l’avouer la serveuse était quand même une prolétaire de bas étage, rien à voir avec le genre de personnes qu’elle côtoyait habituellement.

Pourtant, compte-tenu du jeune âge de la serveuse, cela ne pouvait pas remonter à bien loin…

-          En tout cas pour ma part je ne pense pas vous connaitre, » fit soudainement la femme à ses côtés.

Sarah se tourna vers elle et eut une petite moue. Toute cette histoire commençait à la frustrer au plus haut point et elle aurait bien aimé pouvoir compter sur l’aide de sa mère. Dire que la soirée s’était bien amorcée ! Maintenant elle n’allait cesser de rabâcher cette affaire sans aucune certitude de parvenir à un résultat. Elle avait une sainte horreur que les choses lui résistent  mais là, elle devait bien se faire une raison…

-          Bon pas la peine de tergiverser sur cette affaire, je crois que ce serait de toute façon peine perdue. Il est évident que nous ne fréquentons pas le même milieu et si ça se trouve, nous nous sommes tout simplement croisées il y a quelques jours, voilà tout, » dit-elle en congédiant ainsi l’adolescente.

Les deux femmes poursuivirent leur route avec ce même détachement qu’à leur arrivée, leur entretien inopiné semblant être déjà un lointain souvenir…

-          Elle n’est pas un peu jeune pour travailler ? » Demanda la plus âgée à sa fille alors qu’elles atteignaient l’entrée du grand salon.

-          Bah, du moment que nous sommes servis correctement…

L’organisateur réapparu à cet instant, cette fois accompagné d’une serveuse d’une quarantaine d’années.

-          Voilà c’est elle », déclara-t-il en se plantant devant Mary. « Tu pourras lui expliquer ce qu’elle doit faire et comment se comporter ? »

La femme la contempla d’un œil averti.

-          Bien sûr monsieur, nous avons encore beaucoup à faire mais je lui expliquerais pendant qu’elle m’aidera à finir d’installer la salle. 

Toutes deux se mirent bien vite au travail. Même si Mary avait déjà joué les serveuses, les cafétérias à bas prix étaient bien loin de la réception ultra chic à laquelle elle s’apprêtait à assister. Myriam et elles apportèrent les plateaux de petits fours froids sur une immense table dressée au beau milieu de la salle de réception et disposèrent ensuite des chaises un peu partout dans la pièce.

La serveuse même si elle semblait tout d’abord un peu réservée quant à la présence de Mary, et à la charge de travail supplémentaire qui, du coup, lui incombait, se révéla finalement être une femme charmante. Elle prit même le temps de lui montrer comment plier des serviettes de différentes manières et de lui expliquer la différence entre un dressage à l’anglaise et à la française.  

Finalement la soirée débuta et Mary n’eut plus le temps de penser à son étrange rencontre avec la jeune femme blonde. Le flot intense d’invités ne semblait jamais s’estomper et la jeune fille ne cessa de faire des allers-retours entre le salon et la cuisine pour apporter des plateaux de petits fours que les convives se dépêchaient aussitôt d’engloutir.

Tout le gratin était présent et elle ne comptait plus le nombre de parures étincelantes qui ornaient le cou de la haute bourgeoisie athénienne. Les femmes rivalisaient de petites piques à l’égard des tenues de leurs rivales tout en se montrant incroyablement mielleuses dès lors qu’elles leur adressaient la parole. Quant aux hommes, leur unique intérêt à part leur dernier score au golf, semblait être la nourriture et la boisson. L’ambiance était festive et terriblement insouciante.

Pourtant l’un d’entre eux ne semblait pas participer à tout ce faste. Un jeune homme qui se tenait autant que possible en retrait, visiblement peu désireux de devoir faire la conversation. Mais il y avait également autre chose chez lui qui interpellait Mary. Ce n’était pas une impression de déjà-vu, comme elle l’avait ressentit avec la jeune femme blonde, mais il se dégageait de cette personne une sorte d’intense présence qui lui semblait familière.

 

 

 

Mary Connor

Lorsque l'arrogante propriétaire des lieux était passée devant elle, Mary avait dressé un majeur dans le dos de la jeune femme en guise de réplique au dédain de la belle. Majeur qu'elle avait vivement escamoté avant que son nouveau patron n'entre dans la pièce. Elle avait vraiment, vraiment besoin de ce boulot ! En suivant Myriam, elle s'était fait la réflexion que décidément, cette pimbêche en plus de tous ses défauts avait en prime oublié son sens de l'humour à la maison...

Je ne suis jamais allée en Ecosse-euh ! Gniagniagnia ! ... Non mais franchement ! Quelle dinde !

Puis, elle n'avait plus eu le temps de ressasser son dégoût des bourgeois, occupée qu'elle était à retenir les milles recommandations que lui prodiguait sa compagne. Heureusement, l'adolescente apprenait vite et ne rechignait pas à la tâche. Sa vie dans la rue l'avait endurcie et malgré son apparence fragile et fluette, elle était plus forte qu'il n'y paraissait. Elle avait dû apprendre à se défendre seule et elle possédait un crochet du droit qui n'avait rien à envier à ceux de garçons plus âgés et plus grands qu'elle. Aussi, lorsque les invités arrivèrent, elle put garder le rythme effréné qui était imposé au personnel. Elle eut même l'occasion de se fendre d'une petite vengeance mesquine lorsque la pimbêche leva la main pour se servir sur son plateau. La jeune fille faisant mine de ne pas l'avoir vue s'était vivement esquivée, sourde à l'exclamation indignée de la blonde qui n'avait pu saisir son petit four.

Et toc !

Revenant des cuisines, chargée d'un plateau aux allures gargantuesques, elle le repéra. Il se tenait en retrait, un air vaguement désemparé gravé sur ses traits harmonieux. Un frisson remonta le long de son échine et l'espace d'un instant, elle se figea sur place avant d'être assaillie par une bande de gloutons aussi bien habillés que voraces et bruyants. Lorsqu'elle parvint à se dépêtrer des gourmands, son plateau était quasiment vide. Avec un petit soupir, elle leva les yeux au ciel et repartit d'un bon pas vers les cuisine. Elle en ressortit avec un nouveau chargement de victuailles et l'estomac qui criait famine. Circulant gracieusement dans la salle, elle le vit qui avait battu en retraite devant une fenêtre. Après un instant d'hésitation, elle prit en pitié l'expression de bête traquée qui s'inscrivait sur son visage et se dirigea vers lui, lui présentant les petits fours.

-          Le porte du jardin est ouverte », lui souffla-t-elle gentiment à voix basse et dans son grec de bazar. « Monsieur, tu vas par là, c'est dans la pièce à côté. »

Ses mains occupées à tenir le plateau qui paraissait immense devant sa stature d'enfant, elle indiqua la direction d'un signe de la tête avant d'improviser une mini révérence et de faire mine de repartir. La présence de l'homme la faisait frissonner sans qu'elle ne sache pourquoi. Elle n'était quand même pas du genre à tomber amoureuse du premier venu comme une midinette... n'est-ce pas ?

 

Constantin Nielopoulos

 

Un flot de sang avait noyé les joues mates de Constantin, comme presque à chaque fois qu’une femme s’adressait à lui mais il se reprit très vite. Quelle était cette impression étrange qu’il ressentait, comme si quelque chose de particulier s’exhalait d’elle ? Ce n’était pas le coup de foudre, auquel il ne croyait pas, si les signes du désir physique, c’était autre chose, autre chose qu’il ne pouvait définir mais qui lui donnait une impression de déjà-vu. Une fois qu’il eut retrouvé ses esprits, il se mit à se dire que cette fille avait un certain aplomb vu sa position mais il n’était pas du genre à se focaliser sur ce genre de détails. C’était sa mère qui classait les gens selon leur position sociale, pas lui. Profitant du fait qu’Adonia, toute à sa discussion follement intéressante, ne se souciait nullement de lui, il suivit la jeune fille et la questionna en anglais :

-          Excusez-moi…vous n’êtes pas grecque, n’est-ce pas ? 

Il se maudit d’être aussi stupide mais c’était tout ce qu’il avait trouvé pour l’aborder…

 

.

Mary Connor

 

            Mary se retourna surprise. S'était-elle trompée en lui indiquant le chemin ? Pire, s'était-elle jetée elle-même dans les pattes d'un prédateur sexuel. Du haut de ses quatorze ans, l'adolescente dévisagea le jeune homme. Il ne se lisait aucune avidité sur son visage aux traits harmonieux. Juste une certaine mélancolie et elle décida bientôt qu'il ne présentait aucun danger immédiat.

Pourtant, sa présence la faisait toujours frissonner.

-          Non », répondit-elle », cherchant un mensonge à lui répliquer.

Manquerait plus qu'il n'alerte les services de l'immigration ou child focus !

 

 

Sarah Morgan

 

-          Alors comment tu trouves la soirée ?

Sarah se tenait juste derrière eux, une coupe de champagne à la main et un superbe sourire affiché sur son beau visage doré.

Elle avisa Mary, ou plutôt son plateau, et son regard pétilla d’envie.

-          Oh des petits fours au tarama, j’adore !

Se servant d’un blini encore chaud qu’elle avala avec un petit sourire mutin, elle s’approcha un peu plus de l’océanographe.

-          Tu t’ennuies, je me trompe ? » fit-elle en étudiant le visage de son vis-à-vis.

Une étrange sensation l’envahit soudain. Un déjà-vu aussi intense que celui qu’elle avait eut avec la petite serveuse. Où était-elle d’ailleurs ? Sarah l’aperçut finalement filant vers les cuisines, son plateau déjà vidé par les convives affamés.

Cette soirée était vraiment bien étrange, songea-t-elle. Bien sûr sa grand-mère lui avait expliqué qu’elle avait connu Constantin lorsqu’elle était enfant, elle en avait même quelques vagues souvenirs. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’elle avait décidé de ne pas laisser le pauvre jeune homme ruminer plus longtemps sa solitude et avait souhaité le rejoindre.

Mais cette impression n’avait rien à voir avec leur jeux d’enfants, c’était beaucoup plus intense que cela. Comme si une foule de souvenirs lointains se ruaient vers son esprit mais sans pouvoir y pénétrer. Comme si son subconscient y faisait obstacle…

Elle se reprit soudain et secoua la tête pour se donner un peu de contenance. Elle espérait seulement qu’elle n’avait pas trop dévisagé le jeune homme… Le pauvre était déjà mal à l’aise face à une soubrette de même pas quinze ans, alors comment allait-il réagir si elle se mettait à le fixer de la sorte !

-          Je suis Sarah Morgan au fait », dit-elle en lui tendant la main. Il parait qu’on s’est déjà rencontrés il y a quelques années…

Regagnant une nouvelle fois la salle de réception avec un plateau rechargé à bloc, Mary s’approcha successivement d’un petit groupe d’hommes d’affaires qui discutaient stratégie marketing, avant de rejoindre jeune femme à la peau brune et aux longs cheveux noirs.

Sa beauté avait d’ailleurs été l’objet de bien des remarques dans l’assistance, pourtant c’était la première fois que Mary avait l’occasion de la voir de près. Il semblait bien que la demoiselle ait à cœur les mêmes principes de discrétions que le jeune homme qui lui avait fait cette étrange impression quelques minutes auparavant. Et d’ailleurs, une fois encore, Mary sentait comme une sorte d’aura qui émanait de cette personne et qui la mettait terriblement mal à l’aise.

La jeune femme lui adressa un regard velouté et lui sourit en attrapant une coupe de champagne.

-          Merci beaucoup mademoiselle », dit-elle dans un anglais emprunt d’un accent espagnol.

L’adolescente remarqua alors que ses traits n’étaient pas grecs mais plutôt latino. Si l’on y ajoutait l’accent, alors il ne faisait aucun doute qu’elle était originaire d’Amérique du sud.

-          Il semble que la soirée batte son plein et que tous se délectent… Poursuivit cette dernière d’un ton anodin.

Pourtant son regard était intrusif et il était évident pour Mary que la jeune femme cherchait à l’étudier.

-          Mais  malgré l’argent déployé dans toute cette cérémonie, je suis sûre que la paie est déplorable. Surtout pour une jeune fille qui a sans doute besoin d’un petit coup de pouce pour tenir, disons… plus que les trois prochains jours.

Elle eut un nouveau sourire en constatant la réaction de l’adolescente.

-          Je sais ce que c’est de ne pas avoir de toit au dessus de la tête, crois-moi. C’est pour ça que je te propose un deal…

Elle s’éloigna légèrement du groupe de businessmen et entrouvrit son sac à main. A l’intérieur se trouvait une épaisse liasse de billets. Mary ne savait pas exactement combien d’argent cela représentait mais devinait aisément que ça lui permettrait de vivre confortablement pendant au moins plusieurs mois…

-          Alors, qu’en penses-tu ?

 

 

Constantin Nielopoulos

 

Constantin, encore un peu mal à l’aise par son action précédente, prit la main tendue et acquiesça :

-          Constantin Nielopoulos. Oui, en effet, je crois que nous nous étions rencontrés autrefois, il y a longtemps…

Il tentait désespérément de retrouver l’apparence exacte qu’avait Sarah à l’époque, creusant jusqu’au fin fond de sa mémoire, mais il n’y parvint que partiellement.  Il fallait dire qu’il avait rencontré tellement d’enfants autrefois en suivant ses parents qu’il lui était difficile de se souvenir de tous. Cependant, s’il ne se souvenait pas totalement précisément d’elle à l’époque de ses huit ans, il eut une impression étrange, qu’il reconnut être du même type que celle qui l’avait poussé à interpeller la jeune fille, mais sans être tout à fait identique, plus forte. Est-ce qu’il était en train de perdre la tête ? Il ne comprenait rien à tout cela mais se dit qu’il était peut-être surmené… Voilà, ça devait être ça, plus le fait qu’il détestait se trouver là.

Il reprit rapidement sa contenance et eut un sourire pour répondre aux efforts de la jeune femme pour alimenter la conversation.

-          A vrai dire, je ne suis ici que pour accompagner quelqu’un… » Expliqua-t-il.

Pas une once de mensonge là-dedans, il n’était là que pour accompagner sa mère…

 

 

Sarah Morgan

 

La demoiselle haussa un sourcil plein de curiosité.

-          Ah, tu n’as donc aucune envie d’être ici. Ca me parait étrange comme réaction mais bon tu es libre de tes pensées, hein ! » Dit-elle avec un rire enjoué.

Elle tourna la tête et avisa Madame Nielopoulos qui conversait agréablement avec une femme du même âge qu’elle semblait bien connaitre.

-          Je vois, c’est ta mère qui ta emmené ici manu militari…

Son regard rieur indiquait que son ennui confessé était tout pardonné.

-          Je ne dirais rien à ma grand-mère, promis.

Elle l’attrapa par le poignet et le conduisit à travers la grande salle vers la pièce avoisinante.

-          Je crois que cette petite serveuse a eu une bonne idée en parlant du jardin », dit-elle sur le ton de la confidence. « Nous pourrions aller y faire un tour, qu’en penses-tu ? »

Ils passèrent devant un groupe de jeunes femmes qui babillaient entre elles avec force de petits ricanements. Sarah les salua d’un sourire et certaines se mirent à pouffer avec malice tout en dévisagent Constantin. L’océanographe comprit alors qu’elles s’imaginaient qu’il y avait quelque chose entre lui et Sarah.

-          Je suis sure qu’elles auront lancé les paris avant même qu’on ait atteint l’autre salle », confirma d’ailleurs la jeune femme dès qu’ils furent hors d’écoute.

Elle le regarda avec amusement et sourit davantage.

-          D’ailleurs, je suis certaine que tu es tout à fait au goût de Sofia et Malika.  Physiquement je parle, après je me demande comment elles réagiraient en apprenant que tu détestes les réceptions et que tu n’es qu’un océanographe et non un futur PDG richissime… 

Ils avaient presqu’atteint l’arcade qui séparait la salle de réception du petit salon. Adossé à un mur se tenait un homme de haute stature, au costume austère et qui portait une oreillette tout à faite distinctive.

-          Le service de sécurité de ma grand-mère », expliqua Sarah en interceptant le regard interrogateur de Constantin. « Il parait qu’il y a eu une recrudescence de home-jacking à Athènes ces derniers temps, alors elle se montre méfiante… Surtout ce soir où toutes ses invitées ont apporté leurs plus belles parures… »

Effectivement, le jeune homme pouvait apercevoir au moins trois autres agents postés un peu partout dans la salle. Apparemment, Madame Dimitriou n’avait pas prit la sécurité de ses hôtes à la légère…

Sarah eut une petite moue gênée et s’approcha de son oreille.

-          Et puis motus, mais je l’ai entendu dire que nous avions une personne très importante ici… Je ne sais pas qui c’est, malheureusement. Pourtant crois-moi, c’est pas faute d’avoir observé tout le monde depuis le début de la soirée.

Elle eut un léger soupir et haussa les sourcils.

-          En même temps je ne connais pas vraiment le gratin grec, alors ça complique un peu la tâche… Tu n’aurais pas une petite idée ?

Ils étaient sur le point d’entrer dans le petit salon mais un homme, qui en sortait d’un pas vif, manqua de les heurter. Grand, le teint brun, il fit tout de suite mauvaise impression à Constantin sans que le jeune homme ne susse pourquoi.

-          Bonsoir Sarah, » fit-il d’une voix presque mielleuse dès qu’il l’aperçut.

Toute couleur quitta instantanément le beau visage de la jeune femme et Constantin crut même qu’elle allait défaillir. Les poings serrés, elle releva finalement le menton en signe de défit et inspira profondément.

-          Viens Constantin, ne restons pas ici. L’atmosphère est viciée… » Dit-elle d’une voix tendue en se dépêchant de rejoindre la pièce suivante.

 

 

Constantin Nielopoulos

 

L’océanographe, qui trouvait qu’aller dans le jardin était une très bonne idée vu l’ambiance et se moquait comme d’une guigne des on-dits et des conspirations matrimoniales faites à son égard, eut presque une réaction instinctive de recul face à l’homme, mais n’abaissa pas pour autant son regard de mer calme. Vraiment, il ne le sentait pas du tout, il exhalait de lui quelque chose de mauvais. Avec une certaine surprise, il vit que Sarah avait la même réaction que lui, même si elle l’extériorisait plus.

Sans un regard supplémentaire sur l’homme, avec juste un signe de tête en guise de salut, il emboîta le pas à Sarah et la rejoignit dans la pièce suivante.

-          Qui était-ce ? » S’informa-t-il.

Après tout, il l’avait peut-être connu autrefois, sinon comment expliquer cette réaction étrange ? En tout cas, il ne précisa pas ce qu’il avait ressenti, mieux valait garder cela pour lui pour que Sarah évite de le prendre pour un fou…

Pourtant, il reprit vite sa contenance et répondit sur un ton qu’il espéra normal à la question qu’elle lui avait posée juste avant, histoire d’être poli et d’essayer d’alléger l’ambiance.

-          Je suis désolé de ne pouvoir te dire qui est la personne importante, j’ai quitté ce milieu depuis un bon moment…

 

 

Sarah Morgan

 

-          C’est pas grave, » murmura la jeune femme d’une voix absente.

Les deux jeunes gens avaient maintenant atteint un petit salon assez coquet. Une table ronde était placée en son centre, entourée de fauteuils de style XIXème et de plusieurs meubles de la même époque. Sur leur droite se trouvaient deux larges portes-fenêtres qui, comme l’avait indiqué Mary, menaient directement au jardin. Ils sortirent en silence et s’avancèrent sur la terrasse déserte.

-          La soirée à l’air de bien se dérouler, hein ? » Demanda Sarah dès qu’ils furent dehors.

Son ton était tendu et malgré le faible éclairage extérieur, Constantin voyait bien qu’elle était toujours très pâle. La jeune femme fit alors quelques pas rapides avant de s’arrêter net. Son visage était raidi par la tension et elle se tordait les mains sans même s’en rendre compte. Un signe de nervosité qui alerta davantage Constantin, surtout qu’elle n’avait toujours pas répondu à sa question.

Finalement, avec un soupir las et presque désespéré, Sarah se tourna vers lui.

-          Cet homme, c’est Raheem Ozsan. Un collaborateur de ma mère…

Il y eut ensuite un long silence durant lequel l’atmosphère s’alourdit encore un peu plus. Le regard fuyant de Sarah se portait alternativement sur le sol boisé de la terrasse, puis vers la lune pleine qui les surplombait. Constantin, sentant que la jeune femme avait besoin de temps pour se confesser, ne la pressa pas. Il resta silencieux et attendit patiemment qu’elle se sente prête.

Sarah se mordit les lèvres et eut un sourire triste.

-          En fait je le connais depuis le début de l’année. C’était… un homme plutôt gentil, en tout cas charmant. En fait, je suppose que c’est toujours le cas en fait, sinon ce genre de personne n’arriverait jamais à…

Ses yeux brillèrent soudain et sa bouche se crispa en un rictus désespéré.

-          Tu n’arrête pas de m’aguicher depuis le début de la soirée et maintenant tu joues les prudes ?

Non, elle ne l’entendait pas. Il n’était pas là !

-          Allez… Arrête un peu !

Ses mains la saisirent par les épaules et elle se retrouva bloquée contre le mur. Elle pouvait sentir son souffle chaud contre son cou, alors que son torse venait s’appuyer contre sa poitrine.

-          Je suis sûr que tu en as envie…

Non, non, non…

Ses mains remontèrent le long de ses cuisses et glissèrent sous sa robe bien trop courte. Il n’y avait personne pour l’aider, personne…

-          Tu vas voir, ça va être bon…

S’il vous plait, que quelqu’un m’aide !

Elle essuya rapidement une larme solitaire qui coulait le long de sa joue et releva le menton. Pour la première fois depuis qu’ils étaient dehors, elle osa regarder Constantin dans les yeux et son regard n’avait maintenant plus rien de celui d’une victime.

-          Il a essayé d’abuser de moi… Heureusement il a été interrompu avant qu’il n’ait pu… Mais je sais qu’il ne va pas en rester là.

Il y eut un léger bruit un peu plus loin et elle ne put s’empêcher de tressaillir. Serrant ses bras contre elle, elle baissa légèrement la tête, un peu honteuse.

-          Je ne m’attendais pas à le voir ici… Pourtant c’était évident que ma grand-mère allait l’inviter... Ce que je peux être stupide !

 

 

Constantin Nielopoulos

 

L’océanographe était terriblement touché par ce qui était arrivé à Sarah. Étant lui-même un homme, il se sentait toujours terriblement honteux des excès de ses semblables qui croyaient toujours savoir mieux que les femmes ce qu’elles ressentaient. Comment ceux qui se prétendaient des hommes pouvaient-ils ainsi les molester? Décidément, la mauvaise impression qu’il avait eue d’Ozsan était un faible mot pour cette pourriture qui avait osé essayer de prendre de force ce qu’une jeune femme ne voulait pas lui donner.

Il tenta un sourire rassurant, y parvint presque et, fouillant dans sa poche, en sortit un mouchoir brodé qu’il tendit à Sarah.

-          Personne n’est stupide, ici… », dit-il seulement.

            Elle avait beau avoir l’air de s’être calmée, il la sentait encore agitée et il savait qu’elle n’aurait pas accepté le moindre geste de commisération de sa part…

 

 


Mary Connor

 

Tout d'abord prise de court, l'adolescente se redressa. La vue des billets faillit lui faire perdre toute prudence mais la présence de la femme allumait dans son esprit toutes ses sonnettes d'alarme.

D'un autre côté, une somme pareille...

-          Ben ça dépend de ce que vous voulez, » répliqua-t-elle sans se démonter.

Elle n'était pas prête à mettre ses hôtes dans l'embarras ou à porter atteinte à leur propriété. Elle devait bien ça à son employeur... Tout faux pas de sa part lui retomberait dessus.

 

 

Celia Nunez

 

La jeune femme eut un sourire mystérieux et s’éloigna encore un peu du reste des convives.

-          Ce que je veux est très simple en fait. En tant que serveuse, c’est toi qui donne les verres aux invités…

Ses yeux chocolat brûlèrent soudain d’une impatience irrépressible.

-          Je sais que tu crains pour ta place, mais crois-moi entre un boulot d’un soir et ce que je te propose… Enfin moi, personnellement, j’aurais vite fais de choisir.

Elle avisa les trois uniques coupes de champagne qui subsistaient encore sur le plateau que tenait l’adolescente et en prit une.

-          Deux coupes seront bien suffisantes, » dit-elle en sirotant une gorgée du breuvage pétillant.

Reposant le verre sur une petite table d’appoint en bois d’acajou, elle tira alors une fiole de son sac. Elle ne montra la petite bouteille qu’un court instant à Mary, le temps que l’adolescente comprenne de quoi il s’agissait, avant de refermer sa main sur l’objet.

-          Je veux que tu verses ce produit dans le verre de Sarah Morgan. C’est la jeune femme blonde que tu as servie il n’y même pas cinq minutes.

Elle savait parfaitement que la serveuse avait identifié la cible. D’ailleurs l’expression qu’elle avait eut lorsque la demoiselle s’était emparé du toast n’avait pas non plus échappé à Celia. Mary ne l’aimait pas, oh non… et cela ne ferait que lui faciliter la tâche.

-          Elle est seule avec ce jeune homme, si je ne m’abuse… » Dit-elle sans se départir de son sourire charmeur.

Son regard avait dévié vers l’autre bout de la salle, que les deux jeunes gens étaient justement en train de quitter pour s’isoler.

-          On dirait qu’en plus ils ont envie d’être seuls… C’est parfait, tu ne trouves pas ?

Elle capta l’expression de Mary et son visage devint étonnement compatissant.

-          Je suis sûre qu’on ne pensera pas un seul instant que c’est toi, et puis le temps qu’ils fassent une enquête et cætera… Ne t’inquiètes pas, tu seras déjà bien loin. Avec l’argent que je vais te donner tu pourrais être au fin fond de la Laponie avant même qu’ils ne pensent à t’interroger.

Avec un haussement de sourcils, elle reprit une gorgée de sa propre coupe de champagne. Ses yeux n’avaient pas quitté le visage de Mary, dont elle semblait étudier la réaction avec attention.

Finalement, elle eut un soupir et reposa à nouveau son verre.

-          Ok, ce produit est inoffensif. J’aurais peut-être du commencer par ça, d’ailleurs… mais je ne pensais pas que tu étais à ce point à cheval sur certains principes… Bref, c’est juste un sédatif. Aucun risque pour sa santé.

Son regard était sincère, du moins autant que Mary pouvait en juger. La jeune femme attrapa ses mains et lui plaça la fiole entre les doigts.

-          Ils sont seuls, dis-leur qu’une petite coupe de champagne leur fera le plus grand bien et ensuite va-t-en par la porte qui est à côté de vos vestiaires. Elle conduit à l’autre bout du jardin et tu pourras alors regagner la rue.

Elle sortit alors la liasse de billets qu’elle sépara en deux et plaça discrètement la première moitié dans la poche du tablier de l’adolescente.

-          Tu auras l’autre partie quand tu m’auras rejoint en dehors de la résidence. Et surtout ne te trompes pas de verre ! » Ajouta-t-elle avec un petit rire amusé.

 

Mary Connor

 

Pendant le discours de la jeune femme, Mary avait fini par baisser le nez, d'un air pensif, dissimulant son visage. Bien sûr, elle n'aimait pas la pimbêche et s'il ne s'était s'agit que de verser un laxatif dans son verre, elle ne se serait pas gênée.

Juste une blague, hein ?

Elle en avait déjà fait l'expérience : les adultes ne disent jamais la vérité. Et on ne drogue pas une personne, juste pour faire une plaisanterie. La jeune fille ne connaissait rien aux milieux huppés que fréquentait Sarah mais elle devinait aisément que ce n'était pas le genre de la maison. Et la belle évaporée devait attirer bien des convoitises. Argent et beauté réunis dans une même personne. Ses alarmes internes se mirent en place et elle releva la tête, défiant la femme du regard.

Non, les adultes ne disaient jamais la vérité et celle-là était un spécimen qui ressemblait plus à un requin qu'au banc de sardines imbues d'elles-mêmes qui peuplait la salle.

-          Non, » dit-elle suffisamment haut pour être entendue des personnes présentes à proximité. Gardez-le, votre fric. J'en veux pas ! »

Elle n'était pas à vendre. Et ça, les grandes personnes n'avaient jamais pu le comprendre.

Un long frisson remonta le long de son échine et elle recula de quelques pas avant de se glisser entre deux groupes d'hommes d'affaire. Enfin, lorsqu'elle fut assez loin, elle osa seulement lui tourner le dos et filer hors de sa vue. Son cœur battait la chamade et les deux dernières coupes de champagne prélevées par des convives assoiffés, elle fila reprendre un nouveau chargement. Soudain, elle se sentait responsable de cette Sarah qui prenait des grands airs. S'il lui arrivait quelque chose... Peut-être devrait-elle prévenir quelqu'un... Mais qui la croirait ? Elle n'était qu'une vagabonde et la femme... Ce serait sa parole contre la sienne et Mary savait déjà dans quel sens la balance pencherait ! Ressortant d'un bon pas, elle se dirigea vers la salle attenante où le couple avait disparu. Elle ne serait pas d'une grande aide mais elle avait bien l'intention de garder un œil sur celle au sujet de laquelle elle ressentait un instinct protecteur aussi irraisonné que grandissant...

 

Celia Nunez – Myriam Kavafis

 

Celia ne répondit pas à l’exclamation de la serveuse, pourtant un pli profond barrait désormais son front entre ses yeux de velours. Un trait disgracieux qui montrait qu’elle n’avait pas apprécié le refus et encore moins le ton sur lequel elle l’avait assené.

Fort heureusement l’adolescente s’était exprimée en anglais et le groupe de businessmen était bien trop accaparé par une conversation, au thème plus que douteux, pour qu’aucun de ses membres ne prête réellement attention à son éclat de voix.

Une mince aubaine dans une situation bien ennuyeuse, en somme…

Serrant les dents, elle fit un signe de tête négatif à l’intention d’une autre personne qui venait de rentrer dans la salle.

Alors que Mary cherchait Sarah et le jeune homme dans le petit salon, Myriam la rejoignit chargée d’un large plateau dépourvu du moindre verre.

-          Alors ça va ? » Questionna-t-elle puis, remarquant son expression, elle haussa un sourcil inquisiteur. 

-          Et bah t’en fais une tête ! Tu as besoin d’une pause, toi…

Elle attrapa le plateau, également vide, de Mary et la poussa en direction des cuisines.

-          Tu es encore jeune pour ce genre de travail. C’est fatiguant et j’imagine que les exigences de certains invités ne sont pas toujours faciles à exécuter pour une débutante.

Pour le coup, Myriam n’aurait pas pu être plus proche de la vérité. Elle adressa un sourire chaleureux à Mary alors qu’elles entraient dans la cuisine qui débordait d’activité.

-          Mais je suis contente de toi. D’après ce que j’ai pu voir, tu as fait du bon travail. D’ailleurs, malgré le fait que nous soyons moins nombreux que prévu, tout se passe très bien.

Elles s’installèrent contre un plan de travail qui ne semblait pas trop utilisé et Myriam posa les plateaux avec soulagement.

-          Monsieur Galifanakis est même venu me dire tout à l’heure qu’il était très content de toi, » dit-elle alors sur le ton de la confidence.

Un serveur apporta un plateau remplit de verres sales, qu’il déposa l’un après l’autre sur l’établit. Comprenant qu’elles allaient rapidement le gêner dans son travail, Myriam fit signe à Mary de la suivre.  Elles s’éloignèrent alors de tout ce tumulte pour rejoindre une petite pièce attenante, que leur patron utilisait comme bureau d’appoint.

-          On sera plus tranquilles là. De toute façon, on ne va pas s’absenter longtemps…

Myriam se dirigea directement vers une bouilloire pleine qu’elle mit en route.

-          Et bah, j’espère au moins que tout continuera ainsi… J’avoue que j’aime bien ce genre de réceptions, même si elles sont épuisantes… Par contre, il faut être ultra méfiant avec les invités.

Elle attrapa deux tasses qui se trouvaient à proximité, ainsi que deux sachets de thé qu’elle plaça au fond.

-          Ils pensent que compte-tenu de leur statut, toutes leurs exigences doivent être exécutées sur le champ et à la perfection. Alors bien sûr, le moindre couac les fait bondir et c’est évidement de notre faute…

Plaçant les deux tasses fumantes devant elles, elle s’assit aux côtés de l’adolescente.

-          Tiens ça va nous redonner quelques forces avant d’affronter de nouveau la jungle… » Dit-elle avec un petit rire.

Elle but une gorgée du liquide chaud et eut un soupir d’aise.

-          En tout cas tu sais tenir un plateau… Tu as déjà été serveuse n’est-ce pas ?

 

 

Mary Connor

 

-          Ouais, » répondit la jeune fille en remuant les épaules pour les décrisper.

Puis, s'apercevant qu'elle avait répondu en anglais, elle reprit dans son grec de bazar.

-          Quelques fois... Mais pas dans des maisons comme ça. »

Elle sourit pour adoucir sa réponse courte. Elle n'était pas vraiment dans la conversation, tourmentée par les répliques qu'elle aurait pu sortir à l'intrigante... Pourquoi n'avait-elle pas accepté l'argent et fait semblant de droguer Sarah ? Ou pourquoi ne s'était-elle pas précipitée vers un membre de la sécurité pour lui dire de courir après la jeune femme ? Mais bon, là elle avait déjà sa réponse ? Qui la croirait ? Sa bouche se plissa en un pli amer. Et surtout, pourquoi se souciait-elle à ce point de cette évaporée qui n'avait fait que la regarder de haut depuis qu'elle était arrivée ? Pourquoi ressentait-elle le besoin irraisonné de courir la rejoindre pour s'assurer qu'elle ne risquait rien ? De toute façon, que pourrait-elle bien faire ? Elle n'était qu'une gamine... qu'une fugueuse.

-          Dis... Cette fille. Sarah Morgan. Elle est d'une grande famille, » commença-t-elle en fixant le filet de fumée qui s'élevait de son mug.

Elle devait au moins essayer de mettre quelqu'un au courant ! Et si c'était Myriam qui en parlait aux responsables de la soirée, elle serait certainement plus crédible qu'elle. Déjà, elle était grecque de souche et adulte !

-          Y a des gens qui pourraient lui en vouloir ? Parce que... Y a cette femme qui voulait que je verse un truc dans son verre. Pour la droguer. 

Elle releva la tête vivement vers son aînée.

-          J'ai refusé ! » précisa-t-elle très vite devant la mine choquée de sa compagne.

Soudain, une pensée la glaça. Elle avait envoyé la belle latino ballader mais elle n'était pas la seule serveuse. Et si elle avait soudoyé un autre employé ?

-          Mais je crois que c'était pas juste une blague comme elle a dit. Elle voulait me donner trop d'argent pour ça.

Un frisson remonta le long de son échine. Si elle avait accepté et si elle était partie la rejoindre dehors comme elle l'avait dit... que lui serait-il arrivé à elle ? Elle n'avait aucune attache dans le coin, il aurait été facile de se débarrasser d'elle.

-          Tu veux bien aller prévenir quelqu'un ? » implora-t-elle presque. « Moi... On me croira pas. »

Puis, elle reposa son mug sur le meuble et se leva indécise. Elle devait retrouver Sarah mais si Myriam ne la croyait pas que pourrait-elle faire toute seule ?

 

 

Myriam Kavafis

 

Un long silence suivit les déclarations surprenantes de l’adolescente. Myriam la contemplait avec une sorte d’ébahissement un peu niais, sa tasse de thé pour le moment complètement oubliée.

Finalement, après ce qui parut une éternité à Mary, elle cligna plusieurs fois des yeux et répondit :

-          Tu viens de dire que quelqu’un ici, une invitée, veut empoisonner la petite-fille de Madame Dimitriou ? J’ai bien compris, c’est bien ça que tu viens de me dire ?

Devant la confirmation muette de l’adolescente, Myriam secoua la tête. Ses longues mèches bouclées restèrent aussi stoïques que son visage durant le mouvement et Mary réalisa que la femme avait beaucoup de mal à croire ses propos.

-          Ok, reprenons depuis le départ.

Elle posa ses deux mains à plat sur la table et regarda Mary droit dans les yeux.

-          Alors que tu servais les invités, » commença-t-elle d’une voix lente et posée de manière à être certaine que l’adolescente la comprenne, « L’une d’elles t’as demandé de verser quelque chose dans le verre de Sarah Morgan. Pour lui faire une blague. »

Alors que Mary confirmait à nouveau, Myriam eut un soupir et leva les yeux au ciel, visiblement troublée.

-          C’est vrai qu’elle est riche et qu’il y a beaucoup de jaloux, » continua-t-elle d’un ton pensif.

Son esprit fonctionnait à toute vitesse, il y avait beaucoup de variables à analyser et il fallait absolument prendre les bonnes décisions.

-          Cette réception est importante… Une bonne partie du gratin est présente ce soir et crois-moi qu’il vaut mieux être irréprochable. D’après ce que j’ai compris, Sarah Morgan n’est pas revenue en Grèce depuis des années et elle fait un peu figure de starlette si tu vois ce que je veux dire…

Une fois encore elle étudia le visage de Mary pour vérifier qu’elle comprenait bien ses propos.

-          Une mauvaise blague pourrait ruiner sa popularité ici, et pour ces personnes c’est peut-être ce qu’il y a de plus important… J’imagine que bien des personnes auraient préféré qu’elle reste aux Etats-Unis plutôt que de venir leur voler la vedette…

Elle resta pensive pendant quelques secondes, puis croisa les bras.

-          Bon voilà ce qu’on va faire : On va aller voir monsieur Galifanakis, après tout c’est notre patron, alors il faut lui rendre compte de cette histoire, qu’elle soit vraie ou pas, avant toute chose.

Myriam hocha de la tête comme si elle se convainquait elle-même de la pertinence de son idée.

-          Il faudra tout de même ne pas trop trainer… Elle aura peut-être tellement envie de faire cette blague qu’elle n’hésitera pas à verser ce produit elle-même… Mais avec le service de sécurité qu’il y a, ça risque quand même d’être dur.

Reprenant délicatement sa tasse, elle but une gorgée du thé encore bien chaud et sembla retrouver la totalité de ses esprits.

-          Oui d’ailleurs si on ne trouve pas monsieur Galifanakis tout de suite, on ira directement voir le chargé de sécurité pour lui demander de garder à l’œil cette femme…

Elle contempla Mary et posa une main sur son bras.

-          Voilà comme ça tu es rassurée ? Allez, bois ton thé avant qu’on y aille.

Et, avec un petit rire amusé, elle ajouta :

-          Je t’assure que je n’ai rien mis de mauvais pour toi dedans.

 

 

Mary Connor

 

L'adolescente doutait qu'il s'agisse d'une simple blague mais elle s'abstint de faire de commentaires. Elle sourit néanmoins de la boutade de son aînée avant de finir son thé presque d'une traite. Le sentiment qu'il ne fallait plus traîner la taraudait.

 

 

Sarah Morgan

 

Elle regarda Constantin avec une expression indescriptible. Tout d’abord l’océanographe crut décrypter de la colère ou encore de la honte mais ensuite il pensa davantage à de l’incompréhension pure et simple.

Les propos de la jeune femme confirmèrent cette dernière pensée.

-          Tu crois vraiment que je ne suis pas stupide, » dit-elle avec un soupir qui transpirait d’ironie.

Elle regarda son verre un court instant avant de le vider d’une gorgée.

-          Je vais te dire à quel point je suis bel et bien stupide…

Cette fois son ton indiquait sans conteste de la colère et même du dégout. Sa bouche sensuelle formait un mauvais pli que Constantin avait trop souvent vu sur le visage des ses parents dès lors qu’il parlait de ses promenades sur la plage ou encore de son métier.

-          Je suis stupide au point d’avoir manqué de me faire… violer,

Elle renifla de façon audible en prononçant ce mot, car il était encore difficile pour elle de l’admettre.

-          D’avoir manqué de me faire violer pour un homme qui continue pourtant de travailler pour ma mère. Quelqu’un que je vais être amenée à revoir je ne sais combien de fois et qui ne manquera pas la moindre occasion pour arriver à ses fins !

Sarah criait presque maintenant et c’était une chance qu’ils soient seuls dans le jardin, sans quoi la jeune femme se serait retrouvée dans une bien fâcheuse posture…

-          Et je ne peux rien dire, tu sais… » Finit-elle d’une voix étonnement douce.

Elle baissa les yeux et se mordit les lèvres de désarrois.

-          J’ai fait de mauvaises choses et quelque part je me dis que Dieu, le sort, enfin quelque chose cherche maintenant à me le faire payer.

Son regard croisa timidement celui de Constantin et une fois encore, elle sembla y puiser la force nécessaire pour poursuivre.

-          J’ai peur. Enfin, je ne te demande pas de faire quoi que ce soit pour m’aide, je te rassure ! D’ailleurs qu’est-ce que tu pourrais bien faire… » Un haussement de sourcils ponctua ses propos et elle poursuivit, « C’est marrant, on se connait à peine et pourtant je t’ai tout raconté. Tout, et tu es la première personne à qui je dis tout ça… C’est quand même bizarre… »

Un bruit de pas l’interrompit soudain et tous deux regardèrent en direction du nouveau venu.

-          Excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger.

C’était une belle femme, de type hispanique et qui semblait avoir à peu près leur âge. De taille moyenne, elle portait une robe pourpre qui mettait en valeur sa peau halée et sa longue chevelure sombre. Elle tenait dans ses mains deux coupes de champagne qui semblaient intactes.

-          Je commençais à en avoir un peu assez de tout ce monde alors quand j’ai vu le jardin, c’était trop tentant. Mais je ne pensais pas que d’autres auraient eu la même idée… J’espère seulement que je n’interromps pas une conversation importante…

Ses yeux chocolat passèrent successivement de Sarah vers Constantin et elle leur sourit aimablement. Son ton laissait entendre qu’elle espérait ne pas être intervenue au milieu d’une déclaration d’amour ou autre discussion de ce genre. En fait, elle était bien loin de la réalité…

Elle regarda la coupe vide de Sarah un court instant avant de tendre l’une des siennes.

-          Mon compagnon a du quitter précipitamment la réception pour son travail… » Commença-t-elle avec une pointe de regret. « Nous n’avons même pas eu le temps de trinquer et… je ne pense pas rester davantage, maintenant que je suis seule… »

Se tournant un court instant vers la demeure qui se tenait derrière elle, elle s’approcha ensuite un peu plus du couple.

-          Je ne connais pas grand monde et puis il y a cet homme qui m’a fait des avances plus que déplacées, malgré mes nombreux refus diplomatiques. Alors plutôt que de devoir recourir à ma bombe anti-agression, je préfère encore m’éclipser avant que cette situation ne s’envenime… »

Sarah avait retenu son souffle durant toute la durée de ses explications. Machinalement, elle attrapa le verre tendu mais elle continuait à fixer intensément la jeune femme. Il y avait quelque chose chez elle qui la dérangeait mais elle mit ça sur le compte de son histoire qui ressemblait bien trop à ce qu’elle avait vécu. S’agissait-il d’Ozsan ? Il était là après tout et c’était bien son genre. Après tout, quand on était aussi malade que lui, on ne pouvait pas s’arrêter avant d’avoir obtenu satisfaction.

Et si au contraire, elle avait tout inventé ? Non comment aurait-elle pu savoir… Constantin et elle étaient seuls quand elle lui avait parlé, ça elle en était certaine !

-          Je vais vous laisser tranquilles… » Poursuivit finalement la femme qui commençait déjà s’éclipser. « Passez une bonne soirée. »

Sarah et Constantin la regardèrent partir en silence puis la jeune américaine lui tendit le verre qu’on lui avait offert.

-          Je ne sais pas trop si c’est une bonne idée que je continue le champagne après t’avoir déjà raconté tout ça… Tiens, bois-donc à ma santé ! 

Mais malgré ses propos, elle continuait à regarder la coupe avec envie…

 

 

Constantin Nielopoulos

 

L’océanographe n’était pas d’un tempérament proprement inquiet ni soupçonneux et il trouva l’histoire de l’autre jeune femme somme toute assez triste. Et, soucieux de faire plaisir à  Sarah vu qu’il n’avait quasi rien bu jusque-là, il prit la coupe et la leva :

-          A ta santé ! 

Et il en but une gorgée…

 

 

Sarah Morgan

 

-          En tout cas c’est très gentil de m’avoir écoutée » Répondit la jeune femme d’une voix douce.

Elle eut un sourire un peu gêné et haussa finalement des épaules.

-          On ne se connait pour ainsi dire pas du tout et… enfin, je sais que je ne t’ai pas non plus vraiment laissé le choix, mais… tu es resté et ça m’a beaucoup aidée.

Son air était sincère et elle semblait aussi avoir repris quelques couleurs. La confidence, si dure soit-elle, avait été réellement bénéfique.

-          Tu es quelqu’un de bien, tu sais… Je le sens.

Contre toute attente, elle s’autorisa même une petite moue amusée.

-          Enfin, je veux dire mis à part pour le fait que tu ais accepté de jouer les psys gratuitement avec moi ! Non, en fait ça va peut-être te paraitre un peu étrange mais j’ai toujours réussi à bien juger les personnes que je rencontre et dans ton cas je sens que tu es fondamentalement une bonne personne !

Elle avait dit cela sur le ton de la plaisanterie mais Constantin sentait qu’elle était en fait parfaitement sérieuse. La silhouette fine et gracieuse de la jeune femme se fondait parfaitement dans le décor joliment boisé du jardin mais la lune brillait moins désormais et il devenait de plus en plus difficile pour l’océanographe de distinguer ses traits. Et puis il se sentit soudainement tanguer, comme s’il se trouvait sur le pont du bateau de la fondation plutôt que sur la terre ferme…

Pourtant le sol n’avait pas bougé. Sarah le contemplait à présent avec une certaine inquiétude mais il ne parvenait pas à retrouver à sa contenance et à la rassurer.

-          Est-ce que ça va ? » Demanda-t-elle en s’approchant de lui.

Un spectre blanc passa devant son visage et  il réalisa trop tard qu’il s’agissait de la main de la jeune femme. Il recula par reflexe et perdit l’équilibre. Tombant lourdement sur le sol, il sentit ses membres s’ankyloser à une vitesse effrayante. Il ne pouvait pratiquement plus bouger et même son esprit semblait être complètement cotonneux.

-          Constantin !

La voix de Sarah semblait terriblement lointaine… Ses oreilles se mirent à siffler pendant un court instant, puis ce fut le silence. Il vit seulement son visage terriblement inquiet penché sur le sien et la silhouette sombre qui se profilait derrière elle…

-          Un spectre…

Les mots étaient parfaitement clairs, comme s’il les avait entendus directement dans son esprit. Et cette voix… Cette voix était tellement familière !

 

 

Constantin Nielopoulos

           

Constantin, encore sur le sol, éprouvait les plus grandes difficultés à réfléchir. Que lui arrivait-il ? Son esprit aux rouages soudainement grippés réussit à déduire qu’il y avait quelque chose dans le champagne…une femme fragile, tu parles ! Et puis il y avait cette histoire de spectre…cette silhouette derrière Sarah en était un, il ne savait pas pourquoi il en était sûr mais il l’était. Il tenta de tendre la main, n’y parvint pas et dit seulement d’une voix à peine audible et articulée avec effort :

-          Attention…derrière…

Mais pourquoi cette voix lui était-elle si familière ? Et comment avait-il fait pour l’entendre ? Par un sursaut énorme de volonté, il tenta de lutter contre la terrible somnolence qui le gagnait et banda toute sa volonté pour y arriver…

 

 

Sarah Morgan

 

Sarah le regarda avec une expression interdite.

-          Quoi ? » Demanda-t-elle en s’approchant un peu plus près de son visage.

Qu’essayait-il de lui dire ? Et qu’avait-il ? Etait-il malade ou simplement ivre ? Non, il n’avait pas beaucoup bu et surtout il n’avait certainement pas l’attitude de quelqu’un qui avait trop forcé sur la bouteille. Alors peut-être était-il épileptique ou quelque chose dans le genre…

Elle sentit soudainement une présence derrière elle et les paroles de Constantin prirent alors tout leur sens. La jeune femme se retourna d’un coup et fut frappée en plein visage. Avec un cri, elle retomba sur le dos et toucha sa joue brûlante.

-          Alors ma jolie, contente de me revoir ?

Cette voix ne laissait aucun doute sur l’identité de son agresseur. Sarah se redressa aussi vite qu’elle le put et commença à reculer. L’homme la regarda faire mais l’attrapa par le poignet avant qu’elle ne puisse se relever complètement.

-          Et bah, tu ne comptes quand même pas me fausser compagnie si vite, hein ?

A ses pieds l’océanographe eut un gémissement alors qu’il tentait désespérément de rester conscient.

-          C’est pas la peine de lutter, c’est un sédatif de cheval ! » Fit Ozsan avec un petit ricanement.

Il attira Sarah à lui et la pressa contre son torse.

-          Normalement c’était toi qui aurait du le prendre, histoire d’être sûr que tu te montre docile mais tu vas être bien gentille, n’est-ce pas ?

Sarah lutta de toutes ses forces pour se défaire de son emprise mais c’était peine perdue. Ozsan était trop fort.

 

-          Salopard ! Lâchez-moi ! Le service de sécurité va vous tomber dessus ! » Cria-t-elle alors, espérant ainsi alerter les gardes.

-          Ah ouais et il est où ce fameux service ? Je vois personne moi ! » Ricana une fois encore son agresseur.

Il serra la jeune femme un peu plus contre lui et pressa une main contre l’un de ses seins.

-          Hum… toujours aussi attirante… Peut-être qu’on aura le temps de s’amuser un peu avant qu’ils ne s’occupent de toi… »

Sarah devint blême en entendant ses paroles. La menace était claire et elle regretta amèrement ne pas avoir averti sa mère sur les intentions de cet homme. Mais il avait également parlé d’autres personnes… Qu’est-ce qu’on lui voulait ?

-          Lâchez-la tout de suite.

Ozsan se retourna d’un bond, Sarah toujours fermement maintenue contre lui. La jeune femme eut un soupir de soulagement en reconnaissant le chef de la sécurité qui avait son arme braquée sur eux.

-          Tiens, on dirait que j’ai parlé trop vite… » Nota Ozsan avec amusement.

L’homme qui leur faisait face ne sembla pas apprécier la plaisanterie. Il fit un pas en avant et fixa l’agresseur d’un regard acéré. Ses cheveux bruns et épais étaient légèrement désordonnés par la brise estivale et ses yeux verts dévisageaient tour à tour Ozsan et Sarah avec une intensité presque déconcertante.

-          Lâche-la connard et met les mains en l’air. » Ordonna-t-il de nouveau, cette fois avec une pointe d’impatience. Puis, appuyant sur son oreillette, il s’adressa à son équipe : « On a un code 9 dans le jardin, rejoignez-moi le plus vite possible. »

Sarah recommença à se débattre mais son attaquant ne sembla pas le moins du monde impressionné.

-          Faudra d’abord que tu te débarrasse d’elle, avant de vouloir me donner des ordres. » Dit-il avec assurance.

L’agent fronça les sourcils avant de comprendre, trop tard, qu’un nouvel individu se trouvait juste derrière lui.

Merde ! Songea-t-il avec alarme, alors qu’il plongeait rapidement vers le sol. Comment j’ai fait pour le louper !

Il avait un sens de l’observation terriblement efficace d’ordinaire mais là il semblait presque que son agresseur s’était littéralement fondu dans le décor. Il effectua une roulade parfaitement maitrisée avant de se relever et de pointer son arme sur le nouveau venu. Il n’eut cependant pas le temps de tirer. Déjà la silhouette élancée s’était jeté sur lui et tous deux roulèrent sur l’herbe fraiche.

-          Du calme, mon mignon… On ne joue pas dans la même catégorie.

L’agent réalisa alors que son agresseur était une femme, pourtant la force avec laquelle elle venait de lui assener un coup de poing magistrale valait les meilleurs boxeurs qu’il lui avait été donné d’affronter !

Ses mains saisirent sa chevelure abondante et il la fit basculer sur le côté. A présent au dessus d’elle, ses mouvements étaient facilités mais c’était sans compter sur la rapidité de la demoiselle. Elle lui assena trois coups d’une extrême violence qu’il para avec ses avants bras. Le choc était tel qu’il crut un instant que ses os allaient se briser sous l’impact. Il la frappa à son tour, mais elle ne sembla même pas y prêter attention. Avec un sourire, elle plaqua une main contre sa gorge et commença à serrer.

-          Pas mal pour un mortel…. A moins que tu ne sois plus que ça !

Ses paroles n’avaient aucun sens pour le jeune homme mais il était bien trop accaparé par son combat pour y prêter une quelconque attention. A tâtons, il chercha son arme, qu’il avait lâchée, mais ses doigts se refermèrent finalement sur une pierre. Il saisit la roche et frappa de toutes ses forces le visage de la femme. Le choc eut un bruit sourd et elle sembla plonger dans l’inconscience. Relâchant à tort son attention, il tourna alors la tête vers Sarah et l’autre homme mais fut aussitôt projeté plusieurs mètres en arrière avec une force inouïe.

-          D’accord fini de jouer, beau gosse ! » Fit la femme en se relevant.

Son front était en sang mais elle ne semblait pas souffrir outre mesure de sa blessure. Par contre, elle était maintenant furieuse.

-          J’avais pas envie de faire trop de dégâts mais là tu me gonfles. En plus c’est clair que tu n’es pas un simple humain…

Encore cette histoire, pensa l’agent en se relevant avec difficulté. Il ne comprenait rien aux paroles de cette femme mais il était désormais clair qu’elle avait une force colossale. Comment avait-elle pu l’envoyer voler à cette distance ? Aucun être humain n’aurait été capable d’un tel exploit, il en était certain.

Il contempla la femme avec méfiance et la reconnut comme l’une des invités de la soirée. D’ailleurs, il se demanda comment elle pouvait combattre avec autant d’efficacité alors qu’elle portait une robe cintrée et des talons hauts.

-          Cette fois je vais pas te louper ! » Finit-elle en se mettant en garde.

Elle n’eut cependant pas le temps de mettre sa menace à exécution. Au même instant la porte du petit salon s’ouvrit avec fracas et cinq agents de sécurité déboulèrent, arme au poing.

-          Mains en l’air ! » Cria l’un d’entre eux, un grand balaise au crâne dégarni.

La femme eut un sourire avant de se précipiter vers eux. Ozsan tira alors Sarah vers une autre allée mais le garde se jeta sur lui.

-          Arrête-toi !

Le spectre lâcha sa victime à contrecœur qui tomba à ses pieds. Elle se précipita alors vers Constantin qui était parvenu avec peine à se redresser à quatre pattes.

-          Est-ce que ça va ? » Demanda-t-elle avec alarme.

Elle l’aida à se relever mais le jeune homme était beaucoup trop faible. Ses bras et ses jambes se mirent à trembler de façon saccadée et il menaçait de s’écrouler au sol à tout moment.

-          Il faut qu’on parte ! » Murmura Sarah avec urgence mais l’océanographe était à bout de forces.

Tu es faible… Beaucoup trop faible. Un misérable mortel… Laisse-moi revenir…

Les mots résonnaient dans la tête du jeune homme depuis le début de l’assaut. C’était grâce à eux qu’il ne s’était toujours pas endormi, comme si celui qui en était l’origine lui permettait de lutter contre le sédatif. Pourtant son esprit s’embuait de plus en plus et il ressentait crescendo cette présence étrangère qui tentait désespérément de s’imposer…

Derrière eux, le combat faisait rage. Celia maitrisait sans peine ses cinq assaillants, dont trois d’entre eux étaient déjà hors de combat. Mais la lutte était loin d’être discrète, surtout depuis l’arrivée des renforts, et il ne restait que peu de temps avant que toute l’assemblée d’invités, et leur hôte, ne viennent voir ce qu’il se passe. Il fallait embarquer la fille et vite. Elle frappa l’un des agents en pleine gorge et l’homme s’écroula à ses pieds avec un râle agonisant.

Plus loin, Ozsan luttait toujours contre le chef de la sécurité et le spectre était sincèrement impressionné par le talent de son rival. Celia avait raison, ce n’était pas un simple humain. Ses capacités physiques allaient bien au-delà alors il n’avait aucune raison de retenir ses coups. Le gars lui assena une droite violente qu’il para mais rétorqua aussitôt avec un direct du gauche qui le frappa en plein dans l’estomac. Le coup était inattendu et la douleur cuisante. Ozsan eut un cri étouffé et ressentit aussitôt une rage soudaine le prendre aux tripes.

-          Ca, tu vas le regretter… » Murmura-t-il entre des dents serrées.

Il le frappa plusieurs fois dans le ventre avec une vitesse inouïe et lorsque son adversaire se plia sous la douleur, il attrapa son épaule et la déboita d’un mouvement sec. Le cri de douleur ne se fit pas attendre et Ozsan eut un large sourire de satisfaction.

-          Ravi que ça te plaise…

Alors que son rival était à deux doigts de s’effondrer, il l’attrapa à nouveau et le projeta le plus loin possible. Il atterrit non loin de Sarah qui eut un cri de terreur en voyant l’état dans lequel se trouvait son sauveur.

-          Sauvez-vous… » Chuchota-t-il avec empressement. « Je vais le retenir autant que je peux mais fuyez… »

Sarah regarda Constantin avec détresse.

-          C’est vous qu’ils veulent… » Continua alors l’agent en redressant avec peine.

La jeune femme acquiesça en silence et se releva à son tour. Ses jambes tremblaient mais elle savait qu’elle devait faire vite.

-          Désolée Constantin… » Murmura-t-elle avant de détaler aussi vite qu’elle le pouvait.

Ozsan eut un cri d’alarme mais avant qu’il ne puisse se lancer à sa poursuite, le garde s’était à nouveau jeté sur lui.

-          On n’a pas le temps ! » Hura Celia qui venait de mettre K.O. l’ensemble de ses assaillants. « On les emmène ! »

Ozsan savait qu’il ne valait mieux pas discuter les ordres de sa supérieure. Attrapant le garde, il lui assena un coup violent à l’arrière de la tête. L’homme s’écroula et il le balança sur son épaule. De son côté, Celia avait fait de même avec Constantin. L’océanographe était maintenant constamment assaillit par la voix et alors qu’il était presque sur le point de céder, elle cessa.

 

 

Myriam Kavafis

 

Myriam rangea rapidement leurs deux tasses dans le petit évier qui se trouvait dans un coin de la pièce et ne prit pas le temps de faire la vaisselle. Elles ne pouvaient pas vraiment se permettre de perdre plus de temps à présent. C’était le moment d’agir.

-          La pause est finie, » déclara-t-elle en adressant un clin d’œil à l’adolescente. « On doit aller voir monsieur Galifanakis et lui dire… ce que tu m’as raconté… »

La serveuse semblait encore incertaine quant à la véracité des propos de Mary, pourtant elle attrapa la jeune fille par la main et la tira vers une autre porte.

-          C’est plus court par là, viens.

Elles se retrouvèrent dans un long couloir que Mary ne connaissait pas. Leurs pas résonnèrent sur le parquet impeccablement ciré alors que Myriam continuait à la tirer vers l’autre bout. Le visage de la femme était fermé et elle semblait inquiète.

-          On y est presque… » Dit-elle finalement lorsqu’elles eurent atteint l’extrémité du corridor.

Myriam ouvrit la porte et elles se retrouvèrent dans un petit salon coquet. Pourtant, plutôt que de rejoindre la salle de réception où devait très certainement se trouver leur employeur, elle ouvrit la baie vitrée qui donnait sur le jardin.

-          Viens.

Sans lui lâcher la main, elle l’entraina à l’extérieur. Il n’y avait personne mais Myriam ne fit aucun commentaire. Elle avançait d’un pas de plus en plus décidé dans les petites allées bordées de haies boisées. Mary la suivait tant bien que mal, mais la fatigue de la soirée commençait à se faire sentir. Son pas ralentissait malgré l’empressement de sa supérieure et elle sentait de plus en plus faible. Elle trébucha et Myriam la rattrapa aussitôt.

-          Allez, continue ! » Urgea-t-elle d’un ton impérieux.

Elle la saisit sous l’aisselle et la força à accélérer.

-          Constantin !

La voix était lointaine mais Mary crut reconnaitre le timbre de Sarah Morgan. Celle-là même qu’on lui avait demandé d’empoisonner. Mais il était de plus en plus difficile pour elle de réfléchir et même de se concentrer sur la seule tâche qui lui était autorisée : marcher. Encore et encore. Ses pieds se mélangeaient et elle pouvait à peine tenir debout à présent. Machinalement, elle constata qu’elles ne se trouvaient plus sur un chemin de graviers mais sur une route bitumée et qu’une camionnette se trouvait devant elles.

-          La voilà, mais… Qu’est-ce que vous voulez en faire ?

Quelqu’un la saisit par derrière, et sans ce support supplémentaire la petite Mary aurait été incapable de tenir debout plus longtemps. Myriam s’éloigna légèrement. Entre la faible luminosité de la rue et sa vue désormais trouble, l’adolescente parvenait à peine à distinguer ses traits. Pourtant il lui sembla qu’elle était inquiète.

-          Ca ne vous regarde pas… Disons juste que nous avons quelques questions à lui poser…

Il s’agissait d’une voix masculine, ferme et autoritaire mais également dotée d’un accent qu’elle ne pouvait pas définir. On la souleva de terre. Sa tête tomba mollement sur l’épaule de l’homme qui la tenait et elle entendit une portière s’ouvrir.

-          Vous n’allez pas lui faire de mal ?

Myriam, encore mais sa voix était terriblement lointaine à présent.

-          Qu’est-ce que ça peut te faire ? Prends ton fric et barre-toi.

Mary n’eut pas le temps d’en entendre davantage, on la souleva un peu plus et elle se rendit compte qu’on voulait l’enfermer dans la camionnette. Ses membres étaient de plus en plus lourds et elle savait qu’il ne lui restait que peu de temps avant de sombrer dans l’inconscience…

 

 

Mary Connor

 

Lorsqu'elle avait compris la traîtrise de son aînée, la première pensée de l'adolescente avait été de se reprocher sa naïveté. Ne jamais faire confiance à un adulte. Mais elle s'était sentie tellement impuissante à ce moment là... Puis, soudain, elle se rendit compte du danger qu'elle courrait. Si cet homme réussissait à l'emmener... Personne ne savait qu'elle était à cette réception. Personne qui s'en soucie assez pour la rechercher, en tout cas. Si on l'emmenait, cet homme ferait d'elle ce qu'il voudrait et personne ne se s'inquièterait de son sort. Certainement pas Myriam ou cette Sarah !

Elle se débattit brusquement, parvenant à échapper en partie à la prise de son ravisseur. Une montée d'adrénaline brutale qui lui fit voir des étoiles tandis qu'elle se battait bec et ongles pour se libérer. Cela ne durerait pas alors elle avait intérêt à se sortir de ce pétrin avant que la drogue ne referme à nouveau son emprise sur elle. Un minuscule instant, elle considéra l'ironie de sa situation. Elle qui avait cherché à protéger une inconnue d'une 'mauvaise blague' se retrouvait droguée à sa place !

Et qui voudrait aider une fugueuse comme elle ?

Les larmes aux yeux, crachant et mordant comme une petite chatte en colère, elle cria néanmoins comme si sa vie en dépendait.

Ce qui était certainement le cas !

-          Non ! Laissez-moi ! Au secours ! Lâchez-moi !

Aidez-moi ! Quelqu'un ! S'il-vous-Plaît !

 

 

Myriam Kavafis, le spectre

 

Malgré toute l’énergie qu’elle tentât de déployer les paroles de la jeune fille ne furent que murmure. Son agresseur resserra aussitôt son étreinte et lui plaça, pour bonne mesure, une main sur la bouche.

-          Hé, tu vas la fermer oui ? Et puis qui voudrait sauver une petite paumée de ton genre ? Ce serait plutôt le contraire, en fait… » Ajouta-t-il en adressant un regard de biais à Myriam.

La serveuse baissa la tête. La honte était palpable sur ses traits mais une fois encore, elle ne fit rien pour venir en aide à sa protégée.

-          Qu’est-ce tu fous encore là d’ailleurs ? Retourne faire ton boulot avant qu’on ne se rende compte de ton absence. Je pense que tu as été grassement payée, alors ne va pas faire capoter notre affaire…

Myriam ne se le fit pas dire deux fois. Elle détala aussi rapidement que possible, laissant la pauvre Mary aux prises avec son ravisseur. Ce dernier la souleva légèrement et donna un coup sec dans la portière du coffre. Elle claqua lourdement sur le véhicule foncé mais les environs étaient déserts.

La population locale était bien sagement cloitrée à domicile, quant aux invités de la réception, l’ambiance de la villa et la présence des musiciens couvrait aisément les sons qu’ils émettaient.

Mary luttait toujours contre l’inconscience mais quelque soit le produit qu’ils avaient utilisé pour la droguer, il ne faisait aucun doute qu’elle ne tiendrait plus très longtemps. Déjà ses membres ne répondaient plus et sa vision commençait à se voiler. Elle aperçu à travers l’épais brouillard qu’était devenu son champ de vision, l’intérieur de la camionnette : un coffre spacieux muni de chaines fixées au sol. Son sort était fixé.

Son agresseur la jeta subitement à l’intérieur et elle retomba mollement sur le plancher froid. Il lui était désormais impossible de faire le moindre mouvement et, malgré la peur qu’elle ressentait, sa respiration comme son pouls ralentissaient de plus en plus. Il ne faudrait pas bien longtemps avant qu’elle ne s’endorme complètement.

-          Et alors ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? » Entendit-elle de façon lointaine.

Une autre voix masculine répondit,

-          Un agent de sécurité qui nous a prit la tête, mais il en a eu pour son compte.

Mary senti la camionnette tanguer et quelque chose tomba à côté d’elle avec un bruit sourd.

-          C’est lui ?

-          Ouais, on pense que c’est l’un d’eux. Un chevalier… En tout cas il est trop fort pour un simple humain.

On la saisit par les épaules et on la tira plus profondément dans le coffre. Mary était totalement aveugle à présent, mais elle sentit vaguement son ravisseur lui saisir les poignets pour les menotter.

-          Et la fille ?

-          Un contretemps… De toute façon nous n’étions pas sûrs que c’était bien elle. Elle n’a montré aucune capacité hors norme, ce qui parait étonnant pour une déesse.

Cette fois c’était une femme qui avait parlé et malgré la torpeur qui l’assaillait de plus en plus, Mary n’eut aucun mal à reconnaitre cette voix.

-          Par contre elle a prit la fuite, alors on va essayer de la récupérer au passage avant qu’elle ne fonce chez les flics.

Il y eut un nouveau choc.

-          Et celui-là ?

-          Un imbécile qui se trouvait avec elle et qui a eut la bonne idée de boire le sédatif à sa place… On a préféré ne laisser aucune trace et l’emmener avec nous.

On remua autour d’elle et elle entendit la portière claquer. Bientôt le moteur vrombit et ils se mirent en route…

 

 

Constantin Nielopoulos

 

Ressentant les choses plus qu’il ne les voyait, Constantin sentit qu’on le transportait puis qu’ensuite on le déposait sur un sol métallique. Sa vue se brouillait de plus en plus mais il entendit plus ou moins clairement qu’on parlait autour de lui, puis qu’on parlait de lui, même s’il le comprit derrière une bonne épaisseur de brume. Il perçut rapidement qu’il se trouvait dans un véhicule et, fronçant ses yeux, il réussit à voir qu’il y avait quelqu’un avec lui, dont la silhouette mince indiquait une très jeune fille. Il tenta de bouger, n’y parvint pas et le sédatif finit par gagner, le faisant sombrer dans l’inconscience…

 

 

Mary Connor

 

A bout de forces, Mary finit par céder aux assauts de la drogue. Avant de sombrer totalement, elle laissa échapper un petit sanglot terrifié et impuissant. Puis, son environnement se dissipa en de milliers de petits fragments.

Elle se revit, un an auparavant, tout aussi terrifiée et impuissante, cachée sous une étagère. Elle sentit le goût des larmes et du sang qui se mêlaient dans sa bouche. Son coeur battait si vite.

Elle se revit, petite fille de six ans. Là aussi, elle pleurait, blottie dans des bras aimants. Elle avait mal au genou et était en colère. Contre ce méchant vélo qui ne voulait pas rouler convenablement et contre elle aussi...

Des fragments de vie passèrent ainsi, vaguement déformés par un voile onirique. Ils défilèrent d'abord lentement, puis de plus en plus vite, désordonnés et erratiques. Puis, elle se sentit aspirée plus profondément avant de tomber. Il y avait pas de murs autour d'elle, pas de lumières non plus. Elle devina qu'elle chutait dans un puits. Un puits qui n'avait pas de fond.

Brutalement, elle changea de décor. Elle se trouvait face à un mur dans une pièce dévastée. Elle était puissante. Personne ne pouvait rivaliser avec elle et, un temps, elle s'en était réjouie et en avait tiré une arrogance incroyable. Mais, à présent, peut-être pour la première fois, elle se trouvait face à un obstacle qu'elle ne pouvait abattre. C'était une situation dérangeante.

Pour la deuxième fois de sa jeune vie, elle ressentait de l'impuissance. Et elle n'aimait pas ça.

 

 

 


Athènes, Grèce – 1er  juillet 2034 – 23h45

 

 

Anchali Siripan

 

L’aéroport était situé en dehors de la ville et le trajet pour regagner l’hôtel Astoria comprenait la visite gratuite d’un nombre impressionnant de petites banlieues qui n’avaient pas toujours l’air très net. D’ailleurs, même à présent que le panneau estampillé « Athènes » était  en vue, le quartier dans lequel elle se trouvait était à dix mille lieues du coin huppé dans lequel était situé le palace de son amie.

S’arrêtant à un feu rouge, elle aperçu même un petit groupe cagoulé qui s’entretenait sur le trottoir d’en face. Des mains se touchèrent, ils hochèrent de la tête et se séparèrent aussitôt. La nature de leur échange, ou plutôt de leur petit business, ne faisait en fait aucun doute et Anchali sentit  qu’il ne ferait sans doute pas bon de s’attarder plus que nécessaire dans cet endroit.

Le feu repassa au vert. Elle referma la fenêtre du véhicule afin de ne pas tenter un quelconque voleur, et appuya sur la pédale de l’accélérateur. Le moteur vrombit un court instant avant de caler. Un peu plus loin, un autre groupe de jeunes athéniens la regardait avec curiosité. Elle remit le contact mais le moteur refusa d’obtempérer. La patience n’avait jamais été le fort de la jeune femme mais elle n’était pas non plus du genre à obtempérer facilement, surtout lorsqu’il que c’était une carcasse de ferraille qui lui tenait tête. Pourtant il n’y avait rien à faire. Carcasse ou pas, la Renault refusait bel et bien de coopérer.  Finalement les petits jeunes étaient partis. C’était toujours ça, mais compte tenu du style du quartier, Anchali sentait qu’elle devait trouver une solution dans les plus brefs délais.

Aucune cabine téléphonique n’était à proximité mais une enseigne lumineuse lui indiquait la présence d’un bar quelques mètres plus loin…

 

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Enfer et damnation. Anchali s'évertuait sans discontinuer depuis quelques minutes sur le démarreur de la voiture, ne réussissant qu'à lui arracher de temps à autre un râle grinçant d'agonie. Cependant rien n'y faisait et elle devait bien se rendre à l'évidence, le satané véhicule était bel et bien en panne.

Comme si elle avait présentement besoin de ça. L'incident, lui soufflait son instinct défaitiste, ne semblait être que le premier d'une longue lignée, l'arbre cachant la forêt d'ennuis notoires qui étaient sur le point de déferler sur leurs personnes.

Anchali, dépitée, croisa les poignets sur le volant et laissa son front venir doucement heurter ce dernier avec un long soupir. Si seulement cette fichue machine n'avait pas rendu son dernier soupir en plein milieu du coin le plus mal famé de la ville, cela aurait pu n'être qu'une éphémère péripétie, mais non, il fallait qu'elle atterrisse dans une zone de non droit, à la population autant étrange que dangereuse...

Et en plus, son portable ne passait pas, réalisa-t-elle en réprimant un gémissement de désespoir. Tant pis, elle n'allait guère avoir le choix. Il fallait qu'elle trouve un téléphone dans les plus brefs délais, et ce, avant de se faire racketter par le premier voyou venu. Elle sorti de la voiture, prenant soin de la fermer à clé et se dirigea vers l'enseigne qui avait attiré son attention un peu plus tôt. Avec un peu de chance, elle y trouverait de quoi joindre Noora, et l'enjoindrait fougueusement de venir la chercher en toute urgence.

Ses talons hauts claquaient régulièrement sur le sol chaud de la rue, l’absence de brise plaquant le tissu bleu ciel de sa robe contre ses cuisses au rythme de ses pas. Un peu nerveuse, elle stationna une fraction de seconde devant le débit de boisson, hésitant sur la tenue à conduire. Après tout, ce n'était sans doute pas recommandé de pénétrer dans un tel établissement dans ce genre de quartier, vêtue de la dernière petite robe à la mode. Il aurait été mille fois plus perspicace de se changer avant d'y entrer, mais la simple idée d'avoir à se changer en plein milieu du boulevard lui donnait la nausée.

Maudissant une énième fois sa malchance, elle tapota instinctivement le relevé de sa coiffure et inspira profondément avant d'entrer dans ce qu'elle nommait, faute de mieux, le coupe gorge.

Au moment même où elle franchissait le seuil, une odeur âcre de tabac et de sueur lui sauta au nez, figeant son visage en un masque de dégoût. Tâchant tant bien que mal d'ignorer l'ignoble fumet, elle s'avança à travers la lumière blafarde jusqu'au bar, affichant un mépris royal face aux regards qui commençaient à s'égarer sur elle. Dans ce genre de situation, il ne valait mieux pas offrir la moindre prise, la moindre petite occasion aux énergumènes imbibés d'alcool qui trônaient dans la salle, sans quoi la situation dégénèrerait rapidement.

Réfrénant l'envie de fuir à toute jambe qui la tenaillait depuis son entrée, elle se pencha par-dessus le plateau de bois, une mèche bouclée frôlant le meuble, et interpella le barman en grec.

-          Excusez-moi. Je suis en panne, vous auriez un téléphone ?

 

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Le barman la toisa des pieds à la tête d’un œil morne. Visiblement, ce n’était pas tous les jours qu’une jeune femme aussi richement vêtue et surtout aussi mignonne débarquait dans son établissement. Un simple coup d’œil aux autres clients indiqua à Anchali que ce n’était d’ailleurs pas tous les jours qu’une femme tout court entrait ici, à moins bien sûr que l’on ne prenne en compte la sombre figure qui lavait des verres derrière le comptoir. Avec ses cheveux sales qui lui retombaient dans les yeux et une peau qui était si abimée qu’elle en semblait presque vérolée, l’identité sexuelle de cette personne échappait totalement à la jeune femme.

-          Mouais, ça se pourrait bien… » Confirma finalement le barman d’une voix rauque et à peine compréhensible du fait qu’il mâchouillait un mégot presqu’éteint.

Une fois encore il observa Anchali, pour ne pas dire qu’il se rinça l’œil. L’androgyne aux verres lui flanqua alors un coup de torchon sur les épaules. Le tissu claqua et le bonhomme manqua de faire tomber son bout de cigarette dans son verre à Whiskey.

-          Hé ça va pas m’man ! » Rouspéta-t-il alors que l’autre se rapprochait d’Anchali.

-          La p’tite dame a demandé un téléphone, elle est pas là pour te servir de rince-l’œil. » Grogna celle qui, tout compte fait, était bien une femme.

Elle poussa l’homme d’un coup d’épaule et vint se planter devant la pauvre conductrice.

-          Y’en a un juste derrière, à côté des toilettes si tu veux… Mais un conseil, restes pas trop dans le coin. C’est pas un endroit pour les petites minettes de ton genre, si tu vois ce que je veux dire… 

Et sur ces bonnes paroles, elle décocha un gigantesque sourire édentée à la guerrière qui, afin d’éviter les effluves nauséabondes qui s’échappaient de la bouche infernale de la dame, se dépêcha d’obtempérer.

Le téléphone, un vieux gadget qui semblait dater des années 2000, était suspendu sur un mur sale et décrépit dont la couleur jaunâtre ne pouvait décidément pas inspirer confiance. Au moins le coup de fil était gratuit et très vite Noora lui enverrait une voiture pour qu’elle décampe d’ici. Son amie répondit presqu’aussitôt. Par chance le métier de gérante d’hôtel l’obligeait à se coucher tard et Anchali ne la réveilla pas malgré l’heure tardive. Elle lui expliqua brièvement sa situation et en moins de deux minutes, les deux guerrières avaient convenu d’un arrangement. Bientôt Anchali gouterait au confort du palace cinq étoiles et la vision d’horreur de ce taudis ne serait qu’un lointain souvenir…

Elle s’installa à l’écart, nettoyant consciencieusement la table d’aspect douteux avec un mouchoir en papier. La dame aux verres lui apporta un café qu’elle hésitait à boire et la laissa tranquille. L’établissement n’était pas à proprement  dit bondé, mais il y avait néanmoins un certain nombre de clients et aucun d’entre eux n’avait une tête de bon samaritain. D’ailleurs il était fort à parier qu’une bonne moitié était recherchée par la police ou avait déjà fait de la prison.

Son regard dévia vers l’autre bout de la salle, dont la configuration était la même que le coin qu’elle s’était approprié. Un homme s’était installé, seul, et semblait lire un texte quelconque sur un I-Pad dernier cri. Tout d’abord Anchali se demanda pourquoi l’individu l’interpellait de cette manière, avant de réaliser qu’il n’avait pas du l’aspect d’un homme qui pouvait lire un rapport à la manière d’un homme d’affaires. Ses longs cheveux étaient lâchés en une ample crinière brune et il portait un trench-coat en cuir noir, un pantalon rayé ainsi que des docks martins à moitié délassées. En bref, il avait il avait plus le look d’un voyou gothique que d’un business man.

Mais ce n’était pas l’unique raison de sa défiance. Quelque chose chez cet homme alarmait la guerrière sans qu’elle ne puisse en deviner la cause. Et puis il tourna la tête et pendant un court moment, l’éclairage fut suffisant pour qu’elle voie parfaitement son visage. Un visage qu’elle avait connu. Un flash s’imposa de lui-même à son esprit. Les images d’une guerre passée contre Hadès, d’un spectre qui avait osé l’affronter. C’était bien là un sbire du dieu des enfers.

Elle n’eut pas le temps de réfléchir davantage à sa sombre découverte. L’homme reçu apparemment un message et se leva précipitamment. Il prit juste le temps de jeter quelques pièces sur la table avant de longer le mur pour gagner la porte de derrière.

 

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La jeune femme étrécit les yeux en une mince feinte dorée. Elle ne se trompait guère, tout à l'heure, en percevant que son incident de voiture n'était que le premier d'une longue liste, et voici que surgissait d'on ne savait où, un spectre. Pour un peu, elle se serait cru maudite.

Cependant, en y réfléchissant bien, cela tenait plus de l'opportunité que du malheur. Il serait stupide de sa part de laisser passer l'occasion d'en savoir un peu plus en restant planté dans ce café miteux à attendre gentiment Noora. Non finalement, la chance qui lui était offerte ne méritait pas qu'on la laisse passer.

Et, en toute sincérité, ce n'était guère dans son tempérament de laisser filer ainsi un serviteur d'Hadès, non sans lui avoir soustrait au préalable quelques informations...

Anchali se leva de la table dégoûtante, sans un regard pour la tasse de café qui refroidissait à présent, et suivit sa proie vers la sortie arrière. Un léger regard par-dessus l'épaule l'assura qu'elle n'était pas prise en chasse avant qu'elle ne pousse la porte à son tour et sorte de l'établissement.

La porte se referma lentement, tandis que sa vision s'accoutumait à l'obscurité relative de la ruelle dans laquelle elle venait de déboucher. Si elle avait trouvé le bar peu ragoûtant quelques instants plutôt, sa cour était carrément infecte. Des détritus divers et variés, que la jeune femme ne préférait pas examiner de trop près, jonchaient le sol sale, et des poubelles débordantes trônaient ça et là. De plus, la luminosité terne ainsi que le grésillement d'un néon en panne conféraient à l'endroit une aura malsaine et passablement inquiétante.

Quoiqu'il en était, elle était certaine d'avoir déjà vu pire, aussi emboîta-t-elle le pas au spectre en usant de mille précautions, curieuse de voir où il la mènerait...

 

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La lourde porte métallique émit un léger grincement lorsqu’elle la poussa, mais le son ne sembla pas déranger le spectre qui se tenait à seulement quelques pas, tapotant furieusement sur son I-Pad. Le dos tourné, il semblait bien trop concentré sur son message pour remarquer sa présence.

Une aubaine pour la jeune femme, d’autant que la petite ruelle était apparemment déserte et peu éclairée. Les immeubles qui la jouxtaient possédaient seulement quelques rares fenêtres et surtout semblaient abandonnés. En cas de combat, et il y en aurait certainement un, ils jouiraient ainsi d’un maximum de discrétion.

L’homme cessa de s’escrimer sur son minuscule clavier et se tourna vers elle.

-          Qu’est-ce que vous faites là ? » Questionna-t-il de but en blanc.

            Son regard se durcit soudain et il l’étudia davantage, percevant finalement son cosmos.

-          Qui êtes-vous ? » Demanda-t-il et dans sa voix transparaissait désormais une once d’inquiétude.

Oui, il avait bien remarqué que la jeune femme n’était pas une simple cliente égarée mais bien une ennemie. Ennemie d’ailleurs suffisamment puissante pour qu’il parvienne à ressentir son aura avant même qu’elle n’utilise une technique de combat.

-          Aëldira de Maëlchor, du moins, si je ne m’abuse.

La voix grave avait retenti dans son dos et la guerrière se retourna d’un bond alors que le spectre se redressait avec respect.

-          Monseigneur…

Le nouveau venu ne sembla pas l’entendre. D’un pas assuré, il s’avança vers la jeune femme qu’il toisa  de toute son envergure. Ses cheveux bruns étaient coupés courts, un changement notable par rapport à sa véritable forme physique. Pourtant ses yeux d’acier avaient gardé toute leur intensité mordante et, si la jeune femme avait encore des doutes sur son identité, la tessiture du cosmos qu’il cessa enfin de réprimer les anéantit totalement.

-          Ah oui, c’est bien elle », fit-il en haussant un sourcil altier. « Pas de doute, je reconnais bien cette aura arrogante et pourtant si faible… »

Un petit sourire amusé se dessina un court instant sur ses lèvres fines alors qu’il l’étudiait des pieds à la tête.

-          Faut vraiment être stupide pour toujours choisir des réincarnations aussi peu gâtées par la nature… Bon c’est vrai que je ne peux nier un certain charme et des formes généreuses…

Le sourcil se leva un peu plus encore sur son front et son sourire prit soudain un pli mauvais.

-          Mais pour le combat, c’est quand même pas ce qu’on a fait de mieux. Et après, elle s’étonne de crever à chaque fois…

Il passa devant elle et alla se porter à la hauteur de l’autre spectre dont il attrapa la tablette numérique. 

-          Les documents sont là ? » Demanda-t-il sans plus sembler se soucier de la présence d’Anchali.

- Oui monseigneur », se hâta de répondre le spectre qui, lui, n’avait pas oublié la guerrière.

Son regard égaré passait sans cesse d’un personnage à l’autre, alors qu’il tâchait de comprendre quelle étrange relation les unissait.

-          Bien…

Thanathos rangea l’appareil dans la poche de la veste de cuir qu’il portait et se tourna lentement vers Anchali.

-          Comme tu peux le voir, je suis assez occupé. C’est d’ailleurs bien ennuyeux que tu te sois trouvée ici, un endroit si mal famé pour une petite bourgeoise de ton espèce…

Il eut un sourire cynique à sa propre plaisanterie.

-          Mais puisque j’ai à faire, finissons-en de suite… Ravi de t’avoir revue, Aëldira. Aussi bref ce-fut-il…

Le demi-dieu laissa exploser son cosmos. D’immenses volutes argentées se déployèrent autour de son corps et l’air se chargea d’électricité. Derrière Anchali, le spectre eut un hoquet de stupeur et recula de plusieurs mètres. Une conduite parfaitement censée en soi, car même s’il n’avait jamais vu Thanathos attaquer, il avait néanmoins une idée de l’étendue de ses pouvoirs.

Une partie de l’énergie électrostatique se concentra soudain sous la forme d’une boule immense, niché au creux de la main du demi-dieu. Le sourire de ce dernier s’affirma un peu plus.

-          Adieu… » dit-il en lançant la sphère apocalyptique sur elle.

 

 

Anchali Siripan

 

Dire que la jeune femme avait été surprise par l'apparition impromptue de la déité aurait été bien en deçà de la réalité. Encore plus surprenante avait été sa réaction, ou plutôt son absence de réaction lors de son arrivée. Des émotions contradictoires l'avaient envahies, écartelant son esprit entre des volontés antagonistes. La jeune femme se retrouvait donc les bras ballants, indécise et ébahit par cette rencontre aussi dangereuse qu'inopinée.

Oh bien sûr, elle s'était vaguement douté qu'un moment ou l'autre, elle finirait par croiser à nouveau la route de Thanatos, mais en toute franchise, elle ne pensait pas alors que se serait si tôt. Son cerveau fonctionnait à plein régime tandis que l'aura du Dieu se révélait dans sa terrible splendeur. L'incident risquait d'avoir de notables conséquences, principalement eu égard à son intégrité corporelle. Certes, elle avait déjà eu à l'affronter, mais dans des circonstances totalement différentes, et surtout dans un état bien plus adapté.

L'évidence de sa calamité en devenait risible. Sa préparation au combat était proprement inexistante face à un tel adversaire et la légèreté dont elle avait fait preuve ces dernières années lui revenait comme un boomerang. Le prix à payer pour sortir vivante de cette situation serait sans doute élevé et seule la fuite lui paraissait être l'unique solution viable pour sauver sa peau.

Bien entendu, son égo en prendrait un coup, car jamais auparavant elle n'avait, ne serait-ce que songer à se défiler face à combat. Cependant, à temps exceptionnels, mesures exceptionnelles...

L'attaque survint bien plus rapidement qu'elle ne l'avait escomptée. La sphère d'argent fondit sur elle sans qu'elle ne la perçoive réellement, et, réagissant plus par instinct que par réelle anticipation, elle plongea sur le côté.

Le souffle de la brûlure retentit en son corps jusqu'au plus profond de ses entrailles. Ces réflexes, pourtant aiguisés, ne lui avaient pas permis d'éviter totalement l'orbe électrique, qui avait au final heurté son bras droit. A peine réalisait-t-elle qu'elle était touchée que des chairs carbonisée s'écoulait un liquide poisseux teinté de sang. La douleur lui coupa le souffle et Anchali fut obligée de mettre un genoux à terre.

Ce fut uniquement par orgueil qu'elle se redressa, les dents serrées, la mâchoire figée en un rictus souffreteux. De sa main valide, elle appuya sur la partie du membre blessé et y injecta son cosmos, les yeux à nouveau fixés sur Thanatos. L'éclat de ses yeux n'avait pas changé, même si ce n'était désormais plus le même corps que son âme habitait. Chaque mouvement, chaque attitude, chaque expression trahissait l'ancienne prestance de la déité, réveillant l'acariâtre souvenir de leur haine réciproque.

Quelque chose s'éveilla soudainement en elle. Une sensation, une perception longtemps oubliée, une antique rivalité qui se régalait du sang et de l'ichor vermeil qu'ils se faisaient chacun couler. L'impression qu'autre chose était en jeu que le simple affrontement entre deux factions rivales. C'était bien au-delà de ça, c'en était presque intime, comme une rancœur personnelle qui les opposait depuis la nuit des temps. Un quelque chose qui trouvait en leurs rencontres sanglantes le prétexte idéal pour s'épanouir. L'intensité émotive ne dura guère, mais Anchali ressentait qu'elle ne devait pas, qu'elle ne pouvait pas s'effacer devant lui sans rien dire.

A présent debout, une fluide aura verte s'étiola autours de sa blessure, elle s'appliqua à lui rendre le regard qu'il avait porté sur sa personne quelques instants plus tôt.

-          Plaisir amplement partagé, Thanatos. » Lâcha-t-elle d'une voix assourdit par la douleur lancinante. « Tu m'excuseras cependant de ne pas partager ton avis son ma soi-disant misérable condition physique. Personnellement, j'ai toujours trouvé l'idée de te réduire au silence suffisamment délectable pour supporter un décès prématuré. »

Un léger sourire incurva ses lèvres une fraction de seconde. L'affront verbal lui coûterait cher, mais son maudit orgueil ronronnait à présent d'une satisfaction malsaine, leurs diatribes assassines lui avait visiblement manqué.

-          Je m'en veux d'écourter nos si chaleureuses retrouvailles, mais ce cloaque m'indispose. J'aurais d'ailleurs cru que ta condition divine t'appelait à de plus hautes normes environnementales... 

Elle recula d'un pas, saisissant la poignée de la porte métallique d'une main sûre. Sur son autre bras subsistait à présent une marque rougeâtre, là où auparavant la grave brûlure infligée par son vis-à-vis avait entachée sa peau.

-          Terrassé par un simple chevalier de bronze, rôdant dans des ruelles infâmes, c'est à se demander si tu ne files pas un mauvais coton. Ne régresse pas trop tout de même... Je m'en voudrais de survivre à notre prochaine rencontre. » Termina la jeune femme, narquoise, prête à bondir à l'intérieur du café pour éviter le courroux divin.

 

 

Hayden Travis

 

Le demi-dieu avait gardé les bras croisés durant toute la tirade de la jeune femme. Un sourcil dressé avec curiosité, il attendait patiemment qu’elle finisse son laïus, amusé comme toujours de remarquer à quelle point elle s’échinait à faire la maligne alors qu’elle était au plus mal.

A croire qu’elle avait des tendances masochistes… ou bien peut-être était-elle simplement encore plus stupide qu’il ne l’avait pensé.

Pourtant sa dernière remarque sur la défaite cuisante qu’il avait subit lors de la dernière guerre sainte l’avait profondément agacé. Son regard d’acier s’était incroyablement durcit lorsque la petite peste avait asséné sa réplique cinglante. Il était également fort à parier qu’elle avait remarqué la très légère grimace qu’il avait laissée échapper pendant une fraction de seconde.

Voilà qu’il était maintenant victime d’une micro-expression, pensa-t-il en notant l’air de victoire que la guerrière n’avait, évidemment, pas manqué d’afficher avec splendeur. Lui qui était de race divine ! Il semblait bien que cette nouvelle incarnation, et plus particulièrement le temps qu’il avait été contraint de passer au sein cette déchéance humaine, avait finit par affaiblir son caractère. Un aspect qu’il ne manquerait pas de corriger dès qu’il aurait terminé cette mission de bas étage…

Il décroisa finalement les bras et eut un soupir las.

-          Pour ta gouverne, et même si je demande pourquoi je prend simplement la peine de te répondre à sujet, sache que je suis ici pour affaires et que bien entendu le choix du lieu n’est pas de mon fait… Néanmoins, il s’avère que cet endroit s’avère fort utile et permet également une discrétion qu’il aurait été difficile de retrouver ailleurs.

Jetant un bref regard en direction du spectre avec lequel il avait rendez-vous, il remarqua que ce dernier se tenait en retrait, visiblement soucieux de ne pas interférer dans sa discussion avec Aëldira. De toute façon, il n’avait plus besoin de lui maintenant qu’il avait récupéré les documents.

-          Toi, par contre… Je me demande ce que peu bien faire la petite minette embourgeoisée que tu es devenue, dans ce « cloaque », comme tu dis…

Ses sourcils se froncèrent un court instant et il haussa finalement les épaules.

-          En fait non, je m’en fiche comme de la guigne. Mais tu comprends bien que tu es devenue gênante par contre…

Il indiqua l’autre spectre du doigt, tout en poursuivant :

-          Tu aurais pu mourir bien sagement comme tu le fais si bien d’habitude mais non, tu as voulu éviter l’attaque.

Son air ennuyé était un chouilla exagéré.

-          Regarde-toi : une simple boule d’énergie et tu sens déjà le roussi… Une chance que tes capacités te permettent de régénérer cette carcasse humaine, parce que sinon tu ne serais déjà plus très jolie à regarder.

Il eut un rire cynique.

-          Et dire que tu voudrais me réduire à néant ? Non mais franchement, regarde-toi !

Son sourire s’agrandit davantage alors qu’il la toisait ostensiblement.

-          Tu n’es qu’une parodie de guerrière ! Une sainte nitouche en jupette et talons hauts. Et tu penses pouvoir participer à tout ça ???

Son ton était monté en même que son air amusé s’affirmait. Si au départ il avait décidé d’en finir rapidement avec elle, il trouvait désormais qu’elle n’en valait même pas la peine.

-          Et tu comptes faire quoi ? Balancer des petites piques à tout va avant de te mettre bien vite à l’abri ? Attention, je ne pense pas que tu auras toujours un bar paumé à ta disposition, alors tu ferais mieux de prendre ta retraite avant de vraiment te faire mal.

Il s’éloigna d’un pas, puis se tourna lentement vers elle.

-          Tu sais, je pensais te tuer maintenant, histoire de faire ça proprement mais finalement je me rends compte que tu n’en vaux même pas le coup…

Thanatos leva le bras et aussitôt le membre fut entouré d’un halo d’énergie pure.

-          Tâche de réfléchir à ce que je viens de te dire s’il te reprenait l’envie de jouer à la guéguerre avec les grands. Achètes-toi plutôt une PlayStation, ça vaudra mieux…

Le faisceau scintillant fonça sur elle aussi rapidement que son précédent coup et la jeune femme n’eut d’autre choix que de plonger à l’intérieur du bar pour échapper à sa trajectoire. Elle atterrit avec un roulé-boulé plus ou moins maitrisé sous les yeux consternés des clients, qui se demandaient bien comment elle avait pu réussir pareille entrée.

 

 

Anchali Siripan/Noora Andries

 

Anchali se releva, les joues en feu et la peau rouge. La honte et l'humiliation se conjuguaient à la frousse en cet instant, et la jeune femme était bien loin de ressentir l'insolente assurance qu'elle avait affiché quelques instants plutôt. Sans un regard pour les témoins involontaires de sa pitoyable prestation, elle fila sans demander son reste vers la porte. Son pas raide, mal assuré aurait-on pu dire, résonnait comme l'annonce moqueuse de sa dérision toute fraîche.

La jeune femme sortit comme une fusée, laissant claquer la porte du bar miteux derrière, son regard oscillant de droite à gauche en quête d'une vision réconfortante. Tout du moins était-ce ce dont elle essayait de se persuader.

La rencontre impromptue avec Thanatos l'avait secouée bien plus qu'elle ne l'aurait imaginé de prime abord. A présent qu'elle était seule et sauve (ou tout du moins l'espérait  elle, la pensée fugace et sinistre que le Dieu avait pu faire le tour du bar pour venir finir le travail ne cessait de la hanter.), elle percevait quelle avait été sa chance isolante.  C'était un miracle qu'il l'ait laissée partir sans une égratignure. La déité n'avait pas mentit, elle devait avoir quelques travaux bien plus important sur le feu que de finir un pathétique chevalier, qui n'en avait que le nom, passablement engoncé dans sa petite vie tranquille.

Un frisson d'effroi la parcourut. Le signal qu'ils attendaient depuis des mois venait à peine d'être donné que leur médiocrité leur était dévoilée. Tout cela ne laissait rien présager de bon, bien au contraire...

Perdue dans ses sombres pensées, elle ne sentit pas plus qu'elle ne vit une jeune femme blonde s'approcher d'elle.

Anchali sursauta violemment et manqua de hurler, tant ses nerfs étaient à fleur de peau. En écho à sa frayeur, le large sourire de Noora se dessina.

-          Bonsoir toi ! Dis donc, tu m'as l'air bien songeur !

Visiblement, la blonde était de fort bonne humeur, ses yeux clairs pétillants de joie. Anchali ne répondit pas tout de suite, préférant tempérer ses inquiétudes face à cette source de réconfort.

Ce ne fut que quelques secondes plus tard qu'elle peina à prononcer quelques mots.

-          Désolée. Écoute, il faut qu'on s'en aille, maintenant...

En voyant le regard de la jeune grecque se faire interrogateur, elle leva une main, souhaitant remettre à plus tard des explications délicates.

-          Crois-moi, ce n'est ni le lieu, ni le moment, je te parlerais à l'abri...

Noora avait peine à en croire ses yeux et ses oreilles. Elle faillit tout de même insister, malgré les mises en gardes matinées de requêtes énoncées par son amie. Ce fut en voyant la lueur inquiète qui scintillait dangereusement dans ses yeux qu'elle finit par céder, et guider la métisse vers sa voiture, parquée juste à côté de l'épave d'Anchali.

-          Tu n'as qu'à t'installer, je vais charger ton sac. File-moi tes clés.

La brune s'exécuta de bonne grâce, patientant une poignée de minutes avant que la gérante de l'Astoria ne revienne s'asseoir à la place du conducteur. Elle mit le contact sans un mot et bientôt, la voiture filait vers le centre d'Athènes. Noora jeta un coup d'œil de biais vers son amie, et, à la lueur d'un lampadaire, aperçut des traces de brûlures sur ses vêtements. La surprise manqua de lui faire faire un écart.

Étouffant un juron, elle redressa le volant et tâcha de maitriser un ton proche de l'hystérie en s'adressant à Anchali.

-          Tu es tombée sur un os, pas vrai ? Hein c'est ça ? Un gros ? Allez avoue, qu'est ce qui est arrivé à tes fringues ? Qui t'a fait ça ?

Un regard las lui répondit accompagné d'une diatribe mauvaise.

-          Regarde la route, veux-tu. J'ai assez eu d'aventures pour ce soir. J'ai besoin d'un verre avant de te raconter la merde dans laquelle je me suis retrouvée.

Vexée et boudeuse, Noora se tut et le reste de la route se fit en silence.

 

 

Sarah Morgan

 

Les deux jeunes femmes quittèrent rapidement les bas fonds d’Athènes pour rejoindre les quartiers les plus selects de la ville. L’ambiance dans cette partie de la ville était tout autre et l’atmosphère dans le véhicule s’en sentit allégée. Même si leurs soucis étaient bien loin d’être résolus, les deux amies se sentaient en sécurité à présent que les rues familières se profilaient sous leurs yeux.

Noora conduisait calmement mais elle était pressée de rejoindre l’hôtel et surtout d’entendre les confessions de sa compagne.  Plus que quelques minutes à patienter à présent… Elles avaient déjà atteint les villas huppées qui se trouvaient à proximité du palace. Le bord de mer n’était pas loin et les résidences de luxe s’étaient logiquement développées dans ce cadre à la fois attractif et calme.

La petite route sur laquelle elles roulaient était déserte du fait de l’heure tardive mais quelques maisons étaient néanmoins encore allumées. C’était l’un des premiers week-ends de la saison estivale  et beaucoup voulaient en profiter. Le véhicule passa tranquillement un dos d’âne et Noora accéléra légèrement pour reprendre sa vitesse initiale. Anchali était appuyée contre la portière, plongée dans ses pensées et sans vraiment regarder le paysage.

Pourtant elle sursauta en apercevant une ombre furtive sur le bas-côté et alerta aussitôt la conductrice d’un cri. Le choc fut évité de peu car la silhouette était déjà sur le véhicule. Les deux pieds sur le frein, Noora arrêta miraculeusement la voiture alors que l’inconnu posait ses deux mains sur le capot.

Le silence s’imposa de lui-même dans l’habitacle alors que les deux jeunes femmes, encore sous le choc, tentaient de reprendre leurs esprits. La lumière des phares dévoilait une jeune femme, vêtue d’une robe de soirée était déchirée et dont l’expression effrayée indiquaient clairement qu’elle était en fâcheuse position.

-          S’il vous plait !

Elle s’approcha en titubant de la portière côté passager et posa ses mains contre la vitre. Anchali distinguait moins bien son visage à présent qu’elle n’était plus autant éclairée, pourtant elle ressentit une violente sensation au plus profond de son estomac lorsqu’elle la regarda à travers la vitre teintée. Ce n’était un cosmos en pleine explosion mais c’était tout aussi intense. Une aura contenue, un peu comme si elle avait été scellée mais bel et bien présente et surtout terriblement puissante.

-          S’il vous plait, aidez-moi

Le ton était plaintif et les deux jeunes femmes réalisèrent qu’elle était en train de pleurer.

-          Je suis en danger, s’il vous plait…

 

Anchali Siripan/Noora Andries

Les yeux écarquillés par la surprise, Anchali fixait sans dire mot le faciès larmoyant de l'inconnue, une expression de d'intense stupéfaction peint sur le visage. A côté d'elle, Noora, au bord de l'asphyxie, laissa échapper un hoquet choqué.

Instinctivement, la métisse posa une de ses mains sur celle de la jeune femme, effleura du bout des doigts la vitre froide, comme pour dissiper l'éventualité d'un mirage. L'intense contraction qui soudait son ventre en un tout pesant s'amplifia, et un rapide regard du côté de la conductrice lui confirma qu'elle n'était pas la seule à appréhender sa puissance.

A peine les iris bleus de Noora se furent accrochées à son regard qu'elles bondirent hors de la voiture, presque simultanément, Anchali apposant presqu'aussitôt ses mains sur les épaules tremblantes de la jeune femme avec une délicate retenue.

-          Nous allons vous aider, n'ayez crainte... » Fit-elle d'une voix douce, tandis que Noora s'empressait d'ouvrir la portière arrière de son véhicule.

-          Je me nomme Anchali, et voici Noora. Nous nous rendons à l'hôtel Astoria et vous allez venir avec nous, d'accord ? » Continua-t-elle toujours aussi doucement, craignant d'effrayer la demoiselle si elle la brusquait trop.

A présent qu'elle touchait sa peau, sa perception de l'aura manquait de submerger ses autres sens. Une telle énergie n'était pas monnaie courante, seuls quelques rares élus pouvaient prétendre en détenir une. Et elle avait justement croisé l'un d'eux il y avait fort peu de temps...

Pourtant, celle de la jeune femme n'avait rien à voir avec celle de Thanatos, elle en était même l'antithèse incarnée. L'aura contenue lui rappelait furieusement quelque chose, mais l'asiatique n'osait espérer en cet instant que son vœu le plus cher se réalise. Cependant, la façon dont Noora avait elle aussi réagit ne confirmait-elle pas son pressentiment ?

La Déesse.

D'une voix soudainement moins assurées, ses jambes étrangement faibles alors que Noora s'approchait avec déférence de la Femme pour la conduire jusqu'à la banquette arrière, elle demanda :

-          Comment vous appelez-vous ?

 

 

Sarah Morgan

 

Sarah se laissa conduire machinalement à l’intérieur du véhicule, la course effrénée qu’elle avait faite pour échapper à ses agresseurs l’avait littéralement vidée de ses forces. Elle se laissa tomber mollement sur la banquette arrière et se recroquevilla inconsciemment.

-          Merci… » Murmura-t-elle alors que ses deux sauveuses reprenaient place à l’avant du véhicule.

Elle capta le regard inquiet de Noora à travers le rétroviseur intérieur et se souvint alors qu’elle lui avait posé une question.

-          Sarah Morgan, » répondit-elle finalement.

Elle secoua légèrement la tête pour retrouver ses esprits et croisa les bras contre sa poitrine. La pauvre jeune fille était dans un bien triste état : sa robe de soirée était partiellement déchirée et couverte de terre et ses cheveux étaient tout emmêlés. Il était bien difficile de croire que seulement quelques heures auparavant, elle était perçue comme la reine du bal…

L’américaine jeta un coup d’œil par la fenêtre alors que Noora démarrait la voiture et elle fut soulagée de constater que l’endroit semblait désert. Apparemment ses agresseurs ne l’avaient pas suivie jusqu’ici.

-          Faites vite, s’il vous plait… » Murmura-t-elle néanmoins avec urgence.

Elles s’éloignèrent rapidement mais l’état de Sarah ne semblait pas s’améliorer. La jeune femme tremblait légèrement et il ne faisait aucun doute qu’elle ne se sentait toujours pas en sécurité.

-          Il faut que je prévienne la police. Ils nous ont attaqués chez ma grand-mère, en plein milieu de la réception… » poursuivit-elle d’une voix empressée. « Le chef de la sécurité était blessé et je ne sais pas s’il n’y a pas eut d’autres victimes… »

A nouveau, elle regarda à travers la vitre, mais les abords de l’hôtel étaient parfaitement tranquilles.

- J’espère que tout le monde va bien… »

Une larme coula lentement sur sa joue dorée alors qu’elle se rappelait comment Constantin avait été drogué et cet agent blessé à maintes reprises. Il avait risqué sa vie pour qu’elle puisse fuir mais à quel prix ? Leurs assaillants étaient si rapides…  

-          Ils étaient tellement forts… Et pourtant ils n’avaient pas d’armes… »

Sarah semblait complètement absorbée par ses souvenirs mais ses propos décousus étaient pourtant parfaitement compréhensibles pour ses deux sauveuses. Pour Noora et Anchali, il n’existait aucun doute sur l’identité des agresseurs…

Le palace se profila devant elle et Noora se gara à la place qui lui était réservée. Sarah sembla alors sortir de sa transe.

-          On est arrivées ? C’est… c’est l’hôtel ? Mais il faut que je prévienne la police, que je sache si tout le monde va bien. Je me suis cachée pendant longtemps, ça doit être fini maintenant… Ils ont du intervenir… » Bredouilla-t-elle alors qu’elle sortait du véhicule, à la suite des deux jeunes femmes.

Le parking était bien éclairé et elle put pour la première fois distinguer nettement les visages des jeunes femmes. Le choc fut évident. Avec un mouvement de recul, Sarah dévisagea les deux amies l’une après l’autre. Elle les connaissait, tout comme elle était certaine d’avoir déjà rencontré Constantin et cette petite serveuse. Il y avait l’agent de sécurité aussi… Elle n’y avait pas prêté attention sur le moment et pour cause, mais la sensation de déjà-vu qu’elle ne cessait de ressentir depuis le début de la soirée s’appliquait aussi à cet homme.

Calme-toi, pensa-t-elle alors qu’elle reculait encore d’un pas.  Tu connaissais Constantin quand tu étais petite, c’est pour ça que tu as eu cette impression. Et pour le responsable de la sécurité, tu avais du l’apercevoir du coin de l’œil ces derniers jours, sans prêter attention à lui…

Oui mais la serveuse ? Et ces deux femmes, tombées à point nommé pour la sortir de cette affreuse situation… Ce n’était pas une coïncidence, non certainement pas…

-          Qu’est-ce qu’il se passe ? » Demanda-t-elle et alors que les deux amies restaient interdites face à sa question pour le moins énigmatique, elle cria « Dites-moi ce qu’il se passe ! Pourquoi est-ce que j’ai l’impression de connaitre toutes ces personnes que je croise alors que je ne les aie jamais vues ? Et pourquoi je ressens cette impression bizarre quand je vous regarde ? »

Son regard était affolé et elle semblait sur le point de prendre la fuite.

-          Vous êtes avec eux ? Avec ces personnes qui m’ont attaquée ? » Questionna-t-elle finalement d’une petite voix.

 

 

Anchali Siripan, Noora Andries

 

Un court instant, Anchali fut désarçonnée par la réaction de la jeune femme. Elle avait ; douté pouvoir longtemps lui dissimuler la vérité, d'autant plus qu'il était hors de question de prévenir la police comme Sarah l'avait souhaité dans la voiture.

Apparemment, la sensibilité de la demoiselle était bien plus importante que ce qu'elle n'avait préalablement supposé et la perméabilité de son esprit aux souvenirs de ses précédentes incarnations se révélait dans toute son immensité.

Autant dire que vouloir lui cacher plus longtemps quoique se soit concourrait ni plus ni moins à faire définitivement fuir la réincarnation, situation absolument inconcevable et que la métisse entendait ne jamais provoquer. Elle lança un regard fortement appuyé à Noora, laquelle semblait quelque peu submergée par la tournure des évènements. La blonde haussa vaguement les épaules, équivalent physique du traditionnel "fais comme tu le sens", laissant visiblement le soin d'expliquer les tenants et les aboutissants de cette étrange histoire à Sarah.

Anchali soupira faiblement et ferma les yeux, ses mains jointes en prière posées contre son nez. Elle inspira longuement avant de relever la tête vers celle qui était, à n'en plus douter, la réincarnation d'Athéna. Comment allait-elle lui dire qu'elle était l'incarnation de la Déesse Grecque de la Guerre et de la Ruse dans cette vie ?

Comment lui expliquer qu'elle ne devenait pas folle et qu'effectivement elles se connaissaient toutes trois, depuis des temps immémoriaux ?  Et surtout, comment lui dire, lui avouer qu'elle était leur Déesse bien aimée, celle à qui ils avaient tous dédiés leur, afin de l'assister dans son combat pour la protection de la Terre et de ses habitants ?

L'ampleur de la tâche lui donna le vertige.

Jamais, jusqu'à présent, elle n'avait été confronté à un obstacle pareil, d'autant plus que la jeune femme devant frôler, à vue de nez, le quart de siècle. Qui savait comment elle allait réagir ? Lors de ses vies précédentes, la Déesse avait toujours été confronté de bonne heure à son identité réelle, et avait grandi avec cette notion, et Anchali espérait de tout cœur qu'elle n'était pas trop profondément endormie au sein de l'âme de Sarah...

La nervosité de cette dernière semblait monter d'un cran et la brunette se retrouva au pied du mur. Réprimant une grimace de mal être, elle finit par prendre la parole, espérant calmer quelque peu son interlocutrice, le temps de la mettre à l'abri.

-          Non Sarah, nous ne sommes aucunement avec eux. Nous sommes avec vous, de votre côté, et nous le serons toujours. 

Près d'elle, Noora n'esquivait toujours pas un geste. Anchali savait son amie capable de parer à toute éventualité si la jeune femme essayait de fuir, mais toutes les deux savaient pertinemment que cette solution serait lourde de conséquences, à commencer par une perte totale de confiance entre elles et la Déesse.

-          C'est assez compliqué à expliquer comme ça en cinq minutes, et surtout ça va vous paraître complètement fou, mais nous nous connaissons effectivement...

Elle soupira et pris son courage à deux mains avant de lui asséner une vérité que beaucoup auraient estimé dérangeante.

-          Vous avez déjà du entendre parler de ces histoires invraisemblables de vies antérieures et de réincarnations ? Et bien elles ne sont pas aussi abracadabrantes qu'elles ne le paraissent de prime abord...

Les mots lui manquaient. Ce n'était pas ainsi que cela aurait du se passer, pas sur un parking d'hôtel, pas aussi rapidement.

-          Nous nous sommes connues dans une vie précédente. Une vie dont vous avez, quelque part en vous, des souvenirs enfouis...

 

 

Sarah Morgan

 

Sarah crut d’abord que les deux femmes avaient perdu l’esprit. Elles s’étaient connues dans une vie précédente ? Où avaient-elles bien pu aller chercher ça ? Ca avait peut-être le mérite d’être original mais question crédibilité c’était simplement risible… Pourtant la situation n’avait rien de comique, bien au contraire…

Elle avait failli être tuée, cet agent avait été blessé et était peut-être même mort à cet instant, et voilà qu’on lui parlait de vie intérieure !

Le rouge lui monta aux joues. Elle n’avait plus peur des deux femmes à présent, elle était simplement en colère. Contre elles, contre le destin qui s’acharnait sur des personnes innocentes et qui maintenant se permettait en plus de lui adresser un pied de nez.

-          Non mais vous me prenez pour une imbécile ? » Dit-elle d’un ton plein de colère.

Elle recula encore, prête à quitter les lieux une fois pour toutes, même si elle connaissait effectivement ces femmes et même si elle savait qu’elles étaient liées à toute cette histoire. Si elle ne pouvait pas avoir la vérité, cela ne servait à rien de rester avec elles. Non, c’était même dangereux…

Et puis même si elles étaient effectivement de son côté, à quoi bon lui mentir ? Non, tout était trop bancal… On se jouait d’elle, alors elle devait partir.

La jeune femme leur tourna le dos et se dirigea d’un pas déterminé vers la sortie du parking. Une légère brise vint soulever quelques mèches blondes de sa lourde chevelure. L’air était chaud et doux, un vent du sud… Elle se vit soudain sur les hauteurs d’une falaise, contemplant un paysage aride couvert de temples anciens. A ses côtés se trouvaient des enfants, ou plutôt des adolescents. Leur tenue était étrange, hors du temps… Elle eut l’impression de voir des acteurs de péplum, mais ce n’était pas un film.

La vision cessa et elle se rendit compte qu’elle s’était arrêtée entre deux véhicules. Que venait-il de se passer ? Et pourquoi avait-elle l’intime conviction que les deux femmes étaient parmi ces enfants ? Etait-ce vrai ? Se pouvait-il que cette histoire saugrenue soit bel et bien réelle ?

Ca l’était. Elle en était convaincue. Aussi aberrant que cela était, Sarah sentait au plus profond d’elle-même qu’on venait de lui dire la vérité…

-          Mais alors…

Elle les regarda avec incompréhension. Les deux amies ne dégageaient que la crainte et de la compassion. Il n’y avait pas de méchanceté en elles.

-          Pourquoi est-ce qu’on nous veut du mal ? Et comment est-ce que je peux me souvenir ?

Sarah avait fait son choix et en cet instant elle sut qu’elle venait de sceller son destin…

 

Anchali Siripan, Noora Andries

 

Un soupir de soulagement commun s'éleva des deux jeunes femmes, témoin du relâchement de pression qu'elles venaient de subir. Sarah semblait accepter sa situation, aussi nouvelle et incongrue était-elle.

 

Cependant, un doute persistait dans leur esprit. Se pouvait-il qu'à un moment ou à un autre, elle fasse marche arrière, avant de retrouver ses souvenirs, cherchant par là même à fuir la montagne de responsabilités que ce choix soudain lui avait attribué ?

 

C'était hélas un risque qu'elles devaient prendre, charge à elles d'encadrer et de soutenir la Déesse jusqu'à ce qu'elle puisse fièrement triompher des obstacles qui jalonneraient sa route. C'était, somme toute, le résumé de leur mission, bien qu'à cet instant, elles tenaient davantage de psychologues que de guerrières.

 

Et s'il y avait bien un domaine dans lequel Anchali n'excellait guère, c'était bien celui de la psychologie, s'amusa intérieurement Noora. D'ailleurs la figure quelque peu figée que son amie présentait laissait pleinement entendre sa confusion. La blonde prit le relais.

 

-          C'est une histoire un peu compliquée, Sarah. Pour faire simple, certaines... entités malveillantes cherchent à vous nuire car vous symbolisez la protection de cette terre.

 

Voyant que la jeune femme était tout aussi perdue qu'Anchali, la gérante s'acharna à éclaircir son discours en un temps record.

 

-          Bon... Visiblement, je vais devoir être directe pour que vous compreniez le problème. Le nom d'Athéna vous dit quelque chose ? Et celui d'Hadès ?

 

Anchali l'interrompit tout à coup avant qu'elle ne puisse continuer ou bien que la réincarnation ne puisse répondre.

 

-          Je préfèrerais que nous parlions de ça à l'intérieur, si vous n'y voyez pas d'inconvénient. J'aimerais ne satisfaire la curiosité d'éventuelles oreilles indiscrètes. Et puis nous sommes aisément repérables… » Fit-elle doucement en tendant une main vers Sarah, l'invitant à les accompagner à l'intérieur de l'hôtel ; ses yeux dorés ne quittant pas son visage une seule seconde.

 

Et en effet, le parking en plein air autorisait n'importe quel regard à s'accrocher à elles, et ce n'était guère les voitures présentement stationnées qui leur seraient d'un quelconque recours en cas d'agression...

 

 

 

 

Sarah Morgan

 

 

La demoiselle acquiesça silencieusement et suivit les deux jeunes femmes à l’intérieur du bâtiment. Alors qu’elles s’engouffraient dans le portique tournant qui permettait d’accéder au hall principal, Sarah fut impressionnée par la beauté de l’endroit. Ce n’était pas un hôtel mais un véritable palace ! Bien qu’habituée au luxe, la jeune femme devait tout de même admettre qu’elle avait rarement séjourné dans un endroit aussi agréable. D’ailleurs à bien y réfléchir même l’hôtel parisien où son père l’avait emmenée il y a quelques années n’était peut-être pas aussi beau…

 

Les nombreux éclairages du hall majestueux l’empêchaient néanmoins de camoufler, ne serait-ce qu’un chouilla, l’état catastrophique de sa tenue vestimentaire et elle se sentit soudainement particulièrement honteuse de son apparence. Certes, cela n’était en rien de sa faute, mais Sarah était d’une nature coquette et matérialiste, aussi cet incident la mettait particulièrement mal à l’aise. Recouvrant sa poitrine de ses bras sales, elle regarda autour d’elle et fut soulagée de constater que le réceptionniste mis à part, l’endroit était heureusement désert.

 

Une chance qu’elles soient arrivées au milieu de la nuit, car Sarah n’aurait sans doute pas supporté l’humiliation d’une telle arrivée s’il y avait eut foule…

 

Noora s’approcha du réceptionniste et s’entretint rapidement avec lui. Sarah comprit alors que la jeune femme avait ses habitudes ici et était particulièrement tenue en estime par le service de l’hôtel. En général les employés de ce genre d’endroit s’adressaient aux clients avec respect, mais là c’était presque de la révérence… Cette Noora devait être très riche ou bien avoir une situation particulièrement influente.

 

Elle revint finalement vers elles et toutes trois empruntèrent l’un des ascenseurs. Sarah hasarda un coup d’œil dans le miroir de l’appareil et retint avec peine un petit cri.

 

-          Ma robe…

 

Dire que le vêtement lui avait coûté une petite fortune ! C’était un styliste grec qui l’avait confectionnée sur mesure. D’ordinaire, la jeune femme trouvait son bonheur dans les magasins huppés mais cette fois-ci elle avait décidé de mettre les bouchées doubles pour impressionner les invités. Le résultat avait été à la hauteur des ses espérances mais maintenant elle ne ressemblait plus qu’à une vulgaire souillon…

 

Les circonstances de son état se rappelèrent alors à elle et elle se sentit soudain honteuse de s’être apitoyée sur son apparence alors que d’autres avaient été grièvement blessés. Quelle égoïste faisait-elle ! Et puis elle ferait mieux de réfléchir à la situation actuelle plutôt que de pleurer un vulgaire bout de tissu.

 

Une petite sonnerie retentit, les avisant qu’elles étaient arrivées à l’étage désiré. Noora les conduisit le long d’un couloir aussi luxueux que le reste de l’établissement et elles entrèrent dans une magnifique suite. Le salon à lui seul mesurait bien 45m2 et était décoré de façon moderne. Malgré la fatigue, Sarah ne put s’empêcher d’apprécier à pleine hauteur le bon goût du décorateur.

La jeune femme se laissa tomber sur un canapé de cuir noir et posa sa tête entre ses mains. Elle était épuisée. Ses jambes tremblaient légèrement maintenant que les muscles se relâchaient et elle sentait que son corps avait atteint ses limites…

 

Quelle heure était-t-il ? Combien de temps s’était-il écoulé depuis l’attaque à la résidence ?

 

Elle releva doucement la tête et considéra ses deux sauveuses qui s’installaient à leur tour. Ses yeux étaient rougis par la fatigue et elle distinguait mal leurs visages. Pourtant elles devaient parler. Ces histoires de vie antérieure n’étaient absolument pas claires, tout comme ce rêve éveillé qu’elle avait eu sur le parking. Et puis il y avait aussi ces allusions qu’avait faites la femme blonde. Elle avait mentionné les noms d’Athéna et Hadès et lui avait demandé s’ils lui étaient familiers.

 

A vrai dire Sarah ne s’était jamais vraiment intéressée à la mythologie aussi ne connaissait-elle que vaguement les dieux auxquels la jeune femme avait fait référence. Pourtant elle avait tiqué lorsqu’elle avait prononcé ces noms. Une sorte de déclic, comme un souvenir lointain qui tentait de remonter à la surface… Pendant un instant elle cru mettre le doigt sur l’énigme que représentait ces noms mais aussitôt la sensation disparu pour laisser place au néant. Elle était bien trop épuisée pour tenter de chasser une mémoire disparue…

 

Et puis elle s’inquiétait pour sa famille et pour les invités de la réception…

 

-          Est-ce que…

 

Elle se frotta légèrement les yeux pour tenter de se réveiller et reprit.

 

-          Vous dites qu’on ne peut pas prévenir la police mais est-ce que vous pourriez essayer de savoir si mes proches vont bien ? La réception avait lieu à la résidence de madame Dimitriou… C’est ma grand-mère. Notre agent de sécurité a été blessé… Lui aussi j’avais l’impression de le connaitre.

 

Comment leur expliquer le plus simplement possible ce qu’il s’était passé ? Sarah se sentait trop faible pour faire le moindre effort.

 

-          Il y avait aussi une petite serveuse et Constantin. C’était un garçon que j’ai connu enfant et il a été drogué. En fait le verre était pour moi mais c’est lui qui l’a bu et après il s’est écroulé et c’est là qu’ils nous ont attaqué…

 

 

 

Anchali Siripan, Noora Andries

 

 

Anchali fronça les sourcils à l'énoncé des mésaventures de la jeune femme. Il paraissait évident que l'orchestration de son enlèvement avait été préparée de longue date par des ennemis dont l'identité ne faisait aucun doute. Le détail concernant l'agent de sécurité tiltât dans son esprit, l'amenant à la conclusion amère que les troupes d'Hadès venaient de faire leur premier prisonnier.

 

-          Ne vous inquiétez pas, nous allons nous renseigner, d'accord ? » Dit-elle simplement avant de se diriger vers ses bagages.

 

Elle entreprit d'en sortir une chemise de nuit et la donna à Sarah.

 

-          Tenez. Allez prendre une douche et mettez ça. Il est plus que temps pour vous de vous reposer...

 

Voyant qu'elle allait protester, elle continua.

 

-          Allons, vous tenez à peine debout. Il ne servirait à rien que vous obstiniez à rester éveillé. Votre corps et votre esprit ont besoin de repos, en plus, cela vous permettra d'avoir les idées claires demain matin.

 

Finalement la jeune femme se rangea à l'avis d'Anchali et fila vers la salle de bains. Cette dernière pu nettement percevoir le bruit de l'eau qui coulait pendant quelques minutes, avant que la réincarnation ne revienne, les cheveux encore humides, revêtue du vêtement confié.

 

Elle salua rapidement les deux amies et, après s'être assurée qu'elles ne quitteraient pas la suite, se dirigea vers une chambre, légèrement chancelante.

 

Un silence pesant s'installa dans le salon, avant que Noora ne se rende près du mini bar et ne serve deux verres de Ti punch. Elle en tendit un à Anchali et but une gorgée.

 

-          La Déesse... » Murmura-t-elle.

 

-          Oui, la Déesse. » Répondit Anchali en s'asseyant, goûtant à son tour le rhum ambré.

 

-          Qui l'aurait cru ? Certainement pas moi, surtout pas après ce soir... » Poursuivit-elle en faisant tourner son verre entre ses mains.

 

Elle leva les yeux vers Noora. La mine interrogatrice de cette dernière lui indiquant qu'elle ne saisissait guère le sens de cette dernière affirmation. Anchali se mordit les lèvres, se rappelant la promesse qu'elle lui avait faite plutôt dans la soirée.

 

-          C'est vrai que je t'avais dit que je te raconterais... » Soupira-t-elle

 

-          Devant un bon verre. » Acheva Noora en s'installant à son tour sur un confortable canapé. « Je t'écoute donc. »

 

La métisse eu un léger sourire et se renversa en arrière, croisant ses jambes. L'état de ses vêtements se rappela à elle alors qu'un bout de sa robe s'effilochait dans le mouvement.

 

-          Et bien figure toi que pour te joindre, j'ai du me rendre dans le bar le plus miteux qu'il m'ait jamais été donné de voir.

 

La blonde but une longue rasade d'alcool.

 

-          Je doute que se soit le soulard du coin qui t'ai mis dans cet état, si ? » Asséna-t-elle avec un minuscule rictus.

 

Anchali eu un geste las.

 

-          Loin s'en faut, tu peux me croire. En fait, après t'avoir appelé, je suis tombée sur un spectre. Pour te faire court, je l'ai suivit dans la ruelle derrière le troquet et je m'apprêtais à lui poser quelques petites questions quand un invité surprise à débarqué... 

 

Son visage s'assombrit tout à coup de manière visible. Ses lèvres se serrèrent et ses doigts agrippèrent le verre avec une rage contenue.

 

-          C'était Thanatos en personne. Oh, pas le même corps qu'habituellement bien sûr, mais c'était lui, les mêmes yeux, le même petit sourire narquois et toujours cette même foutue arrogance divine. »

 

Elle jeta un œil sur sa tenue déplorable avec une moue dégoutée.

 

-          Je te passe les détails, mais ça a faillit très mal tourner pour moi. Et j'ai bien peur que cet incident ne soit qu'une mise en bouche comparé à ce qui nous attend.

 

Noora resta silencieuse pendant quelques secondes, son regard azur s'était fait grave au fur et à mesure du récit de l'asiatique. Sous les accents haineux de son amie, elle avait décelé les arêtes de la peur, et cette constatation commençait à l'effrayer quelque peu.

 

D'autant plus qu'aussi loin qu'elle se souvenait, la jeune femme n'avait jamais refusé un combat contre la Déité...

 

-          Tu as du fuir, n'est ce pas. » Constata Noora d'une voix blanche.

 

-          Bien sûr que j'ai du fuir ! » Manqua de s'étrangler Anchali. « Je n'ai pas eu d'autre choix ! Si j'étais restée là-bas il m'aurait transformé en petit tas de cendre fumant ! »

 

Elle pencha la tête, posa son front entre ses paumes, articulant ses mots d'une voix étouffée.

 

-          Nous ne vaincrons pas dans notre état, Noora. C'est impossible... 

 

La susnommée se redressa, rigide à l'extrême, en entendant les paroles défaitistes. Elles ne correspondaient pas à l'Anchali qu'elle connaissait. Ou plutôt à l'Aëldira qu'elle connaissait, rectifia-t-elle aussitôt. Était-ce donc là l'héritage de leur nouvelle vie ? La question lui déplaisait, surtout s'il fallait y répondre par la positive, car si cela se vérifiait, ils ne risquaient pas de vaincre qui que se soit...

 

Ses yeux se posèrent sur la porte de la chambre dans laquelle Sarah était partie se reposer. Ils devaient trouver une solution dans les plus brefs délais. La perspective de ne pas réussir à servir, ou tout simplement protéger leur Déesse lui donnait la nausée. Malheureusement, il leur était délicat, à toutes les deux, de trouver des alternatives plausibles et applicables, surtout à cette heure déjà plus qu'avancée de la nuit.

 

Elle reporta son regard sur Anchali, qui s'était redressée et semblait se ressaisir après ce court instant de faiblesse.

 

-          Ce n'est pas dans tes habitudes de te laisser submerger ainsi, Aëldira. » Remarqua-t-elle anodinement. Elle leva une main pour interdire à celle-ci de répliquer.

 

-          C'est sans doute le résultat d'une immense fatigue, voire même d'un profond épuisement. Après tout, avec le contre coup du décalage horaire, la rencontre aussi inopinée que désagréable avec Thanatos, et finalement la survenance de la Déesse, je pense que n'importe quel chevalier se serait effondré de fatigue depuis longtemps.

 

La gérante de l'hôtel Astoria se leva.

 

-          Aussi, il est temps d'aller nous coucher. Tout comme tu l'as si bien fait remarquer à Sarah, nous aurons les idées plus claires demain. » Énonça-t-elle d'un ton qui ne souffrait aucune contradiction en s'avançant vers la porte de la seconde chambre.

 

-          Ca ne te dérange pas que nous partagions le même lit, j'espère ? » Demanda Noora en ouvrant la pièce. « Je n'ai pas d'autre matelas à te proposer. »

 

L'asiatique eu un large sourire, ses yeux étincelant d'amusement pour la première depuis longtemps.

 

-          Ca ira très bien. Et merci.

 

Oh elle avait parfaitement saisi le petit manège de Noora, et savait pertinemment que son petit laïus sur cette prétendue fatigue n'était qu'un rempart destinée à préserver la fierté de l'asiatique. Non, elle n'était pas dupe. La supercherie offerte qui restaurait son égo blessé n'aurait qu'un temps ; tout comme la façade qu'elle se composait pour ne pas voir l'évidence.

 

Une partie de ce qu'elle était lui avait été refusée lors de sa réincarnation, et cette lacune se révélait dans toute sa douloureuse ampleur en ce jour. Elle ignorait si elle serait en mesure de récupérer tout ou partie de son être, tout comme elle ignorait si les autres souffraient de la même tare, et cette inconnue menaçait de la rendre folle.

 

La tête pleine de pensées sombres, elle suivit la gérante, et après avoir troquée sa robe en haillons contre un short de pyjama et un débardeur, elle s'enfonça sous la couette. Elle ressenti à peine Noora se coucher, l'épuisement précédemment invoqué se révélant être une excuse finalement tout à fait correct, car elle sombra dans le sommeil à peine la gérante eut-elle éteint la lumière...